Vers une grande communauté unie des juristes

Marc Mossé, nouveau président de l’AFJE.

Marc Mossé, associate general counsel, senior director government affairs chez Microsoft EMEA, vient de prendre en main les destinées de l’AFJE, association française des juristes d’entreprise, à l’issue de son cinquantième anniversaire. Il définit les quatre grands chantiers sur lesquels va principalement porter son action dans les mois et les années qui viennent

Vous venez de prendre la présidence d’une association florissante…

Oui, une très belle histoire. À l’occasion des 50 ans de l’AFJE, nous célébrons tout d’abord l’histoire d’une association qui est aujourd’hui la principale organisation représentative des juristes en France. Son succès s’est construit au fil des années, dans la continuité de l’action des présidentes et présidents successifs et de leur conseil d’administration. 50 ans de vrai travail d’équipe, avec des administrateurs engagés et des permanents dévoués. Cinquante ans d’une histoire où les délégations régionales ont pris une place de plus en plus importante et maillent le territoire de façon dynamique. Je suis pour ma part fier et heureux de succéder à Stéphanie Fougou dont le mandat aura permis des avancées.

Je veux aussi saluer les progrès accomplis sous le mandat d’Hervé Delannoy qui a su m’entraîner dans l’aventure. L’AFJE c’est avant tout une aventure humaine formidable. Cinquante ans d’une construction où les jeunes juristes se sont affirmés comme une force de proposition et d’action avec notamment le comité des jeunes juristes. En 2018, le Premier ministre est venu conclure les travaux du Grenelle du droit et Mme la garde des Sceaux a participé à la cérémonie des 50 ans. Ces présences sont une reconnaissance de la légitimité incontestable de l’AFJE et des juristes d’entreprise dans le paysage institutionnel.

Quelle va être votre action pour tracer l’avenir de l’AFJE ?

Dans un esprit de continuité et d’innovation, nous allons aller encore plus loin sur les pistes tracées au cours de ce demi-siècle et engager bien sûr de nouveaux chantiers. D’abord, comme le Grenelle du droit l’a démontré, il est urgent de poursuivre le travail en direction de la construction et de l’affirmation d’une grande communauté française du droit, et donc nécessairement d’une grande communauté unie des juristes. Celle-ci est essentielle à nos yeux, et ce pour au moins deux raisons.

Elle est fondamentale pour consolider et garantir l’État de droit en France et en Europe. Les juristes d’entreprises sont aussi au premier rang lorsqu’il s’agit de promouvoir les principes fondamentaux. Il faut le rappeler par les temps présents. Cette communauté nous permettra aussi d’affirmer davantage le rôle du droit dans la compétitivité des entreprises françaises et l’attractivité de notre pays et de l’Europe. C’est une priorité que nous allons continuer d’assumer pleinement.

Quelles sont vos autres priorités ?

Pour l’association, le sujet de la formation, initiale et continue, est crucial et au centre de nos activités. En matière de formation initiale, l’AFJE a une longue histoire de collaboration et de partenariats avec les universités et les écoles de droit ; depuis la collaboration avec le réseau des DJCE (Diplôme de juriste conseil d’entreprise) jusqu’à des partenariats avec plusieurs grandes universités et masters significatifs. Nous allons donc continuer à nous investir pour faire évoluer la formation initiale, pour qu’elle soit mieux adaptée aux nouveaux enjeux et aux besoins des juristes d’aujourd’hui et du futur, et d’abord dans le champ de l’expertise juridique qu’il s’agisse de celle classique que l’on rencontre dans la vie des opérateurs économiques, ou bien de celle liée aux nouveaux chantiers tels, par exemple, la conformité, la RSE, le devoir de vigilance, la protection des données, la cybersécurité… C’est pourquoi, la formation continue est tout aussi importante à nos yeux.

C’est d’ailleurs, l’une des grandes réussites de l’AFJE! Nous avons investi en ce domaine parce que les juristes doivent maîtriser tout un champ de compétences en constante évolution, tout en développant de plus en plus de soft skills, allant du travail collaboratif à la gestion en mode projet, en passant par la capacité de bien communiquer en interne et en externe. Évidemment, la formation au numérique est centrale dans nos programmes. Les legaltechs sont là et il est indispensable que les juristes apprennent à travailler avec l’intelligence artificielle.

L’AFJE a beaucoup œuvré pour que la transformation digitale soit perçue comme une chance et non une menace. Les juristes peuvent en profiter pour rendre leur métier encore plus intéressant en déplaçant leur valeur ajoutée sur les tâches les plus intéressantes. Et c’est vrai quelle que soit la taille de leur entreprise ou cabinet. C’est pourquoi la formation initiale et continue est si importante pour être un business partner créatif tout en sécurisant les opérations des entreprises. Le juriste moderne est au cœur de la tension entre les rôles de partner et gardien. C’est passionnant. Le métier de juriste est ainsi parmi les plus excitants et glamour qui soient. Le juriste est un producteur de sens !

Lorsqu’on parle de formation, nous pensons indispensable d’inclure la question de la déontologie. Nous allons accélérer sur ce sujet aussi. L’AFJE dispose aujourd’hui d’un comité de déontologie qui a corédigé un code pour la profession. Ce comité va non seulement continuer à rendre des avis, mais aussi faire en sorte que la déontologie soit un élément de la formation des juristes, à la fois initiale et continue. Il nous apparaîtrait logique, et c’est une des conclusions du Grenelle du Droit, que la déontologie soit enseignée en tronc commun dès le niveau master à l’université, donnant ainsi aux enseignements ultérieurs de déontologie propres à chaque profession une base plus solide encore.

L’implication de l’AFJE dans la rédaction des textes législatifs est-elle également un axe de travail ?

Oui, la fabrique du droit est notre troisième chantier important. Les juristes sont particulièrement bien placés pour faire part de leur expertise dans la fabrique du droit, le plus en amont possible, ce qui veut dire, par exemple, dès les études d’impact. L’idée est aussi d’avoir une stratégie plus proactive en travaillant sur les améliorations souhaitables du cadre juridique de l’économie.

Qui mieux qu’un juriste d’entreprise peut dire ce que sont les malfaçons de la loi, les perfectionnements possibles et proposer des remèdes, fondés sur son expérience, avec une vision précise et pragmatique. Cette participation à la fabrique du droit inclut de nouveaux outils dont, notamment, la soft law et les médiations permettant une gestion efficace de la sécurité juridique et opérationnelle des activités économiques.

Cette action s’entend-elle au niveau européen ?

Bien entendu. L’AFJE vient d’ailleurs d’ouvrir un bureau à Bruxelles, à 100 m du Parlement. Cette volonté d’être ainsi présents auprès des institutions européennes, en lien aussi avec l’Ecla (association européenne des juristes d’entreprise), vise à renforcer la représentation de notre profession et de la communauté des juristes. Faire évoluer certains sujets exige une approche européenne et transnationale. L’activité de régulation est au centre de la vie du triangle des institutions européennes. Les juristes doivent en être les interlocuteurs naturels afin de contribuer à la fabrique du droit de l’Union.

Le sujet du code européen des affaires désormais sur la table est une parfaite illustration de la façon dont on peut utilement impliquer notre communauté. Les Français et les Allemands sont aussi très allants sur le thème. Ce qui montre qu’il faut agir tant à Bruxelles que dans les capitales. Quand il est question de compétitivité et d’attractivité économique, la voix de la communauté des juristes est essentielle car la régulation ne peut pas être une activité hors sol.

Vous menez également des actions vers la société civile…

La connexion de l’AFJE et de la société civile est essentielle. Je citerai ici le développement de nos actions en direction de la diversité, celle-ci entendue sous une approche globale et pas seulement de genre. L’égalité des carrières et des salaires doit être une préoccupation constante dans notre univers juridique. Les juristes ont beaucoup de choses à dire sur ce sujet et ce sera une des priorités de notre mandat.

De même, comme cela a été largement remonté pendant le Grenelle, l’idée de promouvoir des actions pro bono a montré combien la communauté des juristes se veut en phase avec les attentes de société.

Comment souhaitez-vous développer ces actions pro bono ?

Nous allons engager une réflexion en interne. Plusieurs administrateurs veulent prendre en charge ce sujet. Nous allons examiner la façon dont nous pouvons travailler avec le monde associatif, en symbiose, naturellement, avec les avocats pour voir toutes les synergies possibles.

C’est un sujet qui nous tient à cœur et sur lequel nous devrions avancer rapidement. Des expérimentations ont déjà eu lieu, certaines directions juridiques sont actives en ce domaine. Comment identifier les besoins, œuvrer en commun avec les barreaux, mutualiser les efforts… autant de questions à traiter. En tant que juristes d’entreprise, nous voulons et pouvons apporter un savoir- faire utile à l’intérêt général et à ceux qui ont besoin d’aide pour se mouvoir dans un monde où parfois l’accès aux droits est l’une des difficultés à surmonter pour s’affirmer dans la société.

Êtes-vous partisan de la grande profession du droit ?

Vous surprendrai-je en répondant que oui nous y sommes très favorables ! À nos yeux, la création d’une grande profession du droit est en réalité inéluctable. La question n’est d’ailleurs pas de savoir si cette jonction vertueuse va se faire, mais quand elle va se faire. Sur ce dossier, nous voulons continuer de travailler en étroite harmonie avec les organisations représentatives des avocats. C’est un enjeu qui n’est en rien corporatiste mais bien une véritable opportunité tant pour la place et le rôle du droit dans notre pays que pour la compétitivité du droit français.

Ce qui bénéficiera à la fois aux avocats et aux juristes. Avant l’avènement logique de l’avocat en entreprise, la première étape sera peut-être et d’abord la reconnaissance du principe de confidentialité. Aujourd’hui, on voit bien que ce sujet est abordé de façon plus sereine et pragmatique et que l’on est en situation d’avancer de manière apaisée. Si certaines garanties semblent encore nécessaires pour rassurer, nous sommes bien entendu prêts à les apporter, comme nous le sommes depuis le début. D’un point de vue économique, ce serait, en tout cas, un levier puissant pour développer le marché du droit ce dont tous les professionnels devraient se satisfaire.

Pensez-vous que le juriste français est aujourd’hui dans une situation d’infériorité par rapport à ses homologues internationaux ?

Oui, il y a un risque de déséquilibre des forces et cela peut peser dans la compétition internationale et parfois même intra-européenne. C’est pourquoi nous plaidons pour que l’organisation française de nos métiers évolue en cohérence avec la majorité des démocraties occidentales. Encore une fois, il faut regarder ce sujet comme une opportunité pour l’attractivité et la compétitivité de notre droit et, par voie de conséquence, celle des entreprises françaises. Les efforts constants de Paris Place de Droit comme la création de chambres internationales vont dans ce sens. Ne nous arrêtons pas en chemin. Dans un univers de tensions géo-politiques et économiques, tout ce qui renforce le rôle du droit dans l’action au service de nos entreprises est essentiel. Sans doute la souveraineté économique suppose-t-elle de doter les acteurs économiques français d’outils appropriés pour rétablir l’égalité des situations.

L’Europe a été le thème du colloque de votre cinquantième anniversaire, pourquoi ?

Pour les 50 ans de l’AFJE, il nous paraissait normal que le colloque traditionnel qui suit l’assemblée générale et précède la soirée de gala, fasse écho aux grandes préoccupations du moment. Comment ignorer, à cet instant, le rendez-vous que nous avons tous avec l’avenir de l’Europe ? Rien de plus logique que de s’interroger sur la question de la place du droit européen comme élément d’intégration de notre continent et de compétitivité de nos entreprises et d’en faire l’objet d’échanges de très haut niveau.

Rien de plus nécessaire que de s’interroger sur la place de l’Europe dans l’apparent désordre du monde. C’est l’occasion d’une vraie réflexion, concrète et aussi prospective, sur la place et le rôle du droit dans la construction d’un grand marché unique et de la souveraineté européenne. Nous savons tous que le droit est un outil de diplomatie et un élément du dialogue entre les États. Dans un monde en tension, alors que le multilatéralisme est remis en cause par certains et que les questions de gouvernance internationale sont soumises à des incertitudes, il est essentiel que l’instrument juridique fasse l’objet d’une réflexion stratégique. C’est pour les juristes un champ d’action privilégié.

Peut-on développer les sujets choisis ?

La première table ronde portait sur le rôle du droit dans l’intégration européenne. Avec le Brexit – même s’il est délicat de dire au moment de cet entretien ce qu’il en sera le 29 mars – et les difficultés au sein de l’Union en toile de fond. Comment faire pour que le droit soit et demeure un moteur de l’intégration tout en facilitant l’innovation ? La deuxième table ronde tournait autour de la compétitivité, notamment à travers une réflexion sur le droit de la concurrence, sur des idées innovantes comme le code européen des affaires, ou sur quel droit pour une politique industrielle pertinente.

En termes de souveraineté, comment l’Europe peut-elle faire entendre sa voix ?

Regardons le RGPD, par exemple, qui s’impose comme un standard international en termes de protection des données personnelles démontrant que l’Europe peut se faire entendre. De même, on peut regarder avec attention le dialogue qui s’est établi entre l’UE et les États-Unis sur le projet de règlement dit « e-evidence » et le Cloud Act.

Dans le même temps, il faut s’interroger sur le fait de savoir comment l’Europe est en mesure de favoriser l’innovation sur son continent, en produisant des régulations utiles sans brider la capacité d’innovation de son industrie, les grands groupes, les PME, les start-up… ? C’est une réponse à donner pour que l’Europe affirme sa voix dans le concert des Nations.

Propos recueillis par Boris Stoykov