Vente ou conseil : le négoce agricole doit choisir

« Nous avons le sentiment que les parlementaires nous prennent pour des gens qui ne savent pas travailler » remarque Catherine Racle, dirigeante de l’entreprise Bresson.

Alors que le salon de l’Agriculture vient de fermer ses portes à Paris, une problématique qui risque d’affecter le monde du négoce de grains se fait jour. Conséquence de la loi Egalim, elle pourrait avoir des impacts sociaux mais paraît surtout en décalage avec certains impératifs environnementaux. Explications avec Catherine Racle, dirigeante de Bresson, entreprise concernée en Côte-d’Or.

Il porte le numéro 88 et cet article de la loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et une alimentation saine, durable et accessible à tous, (Egalim) adoptée en octobre dernier, provoque d’importants remous dans le monde du négoce de produits agricoles. L’article instaure en fait l’interdiction, pour une entreprise, de cumuler les activités de conseil à l’utilisation de produits phytopharmaceutiques, et la commercialisation de ces mêmes produits. Le texte de loi précise qu’il s’agit « de rendre l’exercice des activités de vente incompatible avec celui de l’activité de conseil à l’utilisation de produits phytopharmaceutiques autre que celle portant sur les informations relatives à l’utilisation, aux risques et à la sécurité d’emploi des produits cédés et de modifier le régime applicable aux activités de conseil, d’application et de vente de ces produits, notamment en imposant une séparation capitalistique des structures exerçant ces activités, en assurant l’indépendance des personnes physiques exerçant ces activités, en permettant l’exercice d’un conseil stratégique et indépendant, en permettant la mise en œuvre effective des certificats d’économie de produits phytopharmaceutiques».

Le texte ajoute que « l’activité de conseil, séparée de l’activité de vente, doit s’inscrire dans un objectif de réduction de l’usage et des impacts des produits phytopharmaceutiques ». La modification législative à l’œuvre vise un objectif sociétal tout à fait honorable, avec un moindre recours au produits phytopharmaceutiques dans les cultures. Sauf que, comme souvent, les choses ne sont pas si simples. Premier sujet de préoccupation pour les professionnels concernés : la rapidité de mise en œuvre de cette modification qui risque bien de devenir effective au 1er janvier 2020 après avoir été envisagée pour 2022.

« UN RÔLE DE CONSEIL PAS ANODIN »

Mais le secteur craint d’autres conséquences, comme le souligne Catherine Racle. Dirigeante des établissements Bresson, basés au sud de Dijon, à Saulon-la-Rue (140.000 tonnes de céréales collectées annuellement sur un secteur couvrant le sud de la Côte-d’Or, une partie du Jura, de la Saône-et-Loire et jusqu’en Haute-Saône), elle préside également le comité régional Négoce centre-est (NCE, qui regroupe 45 entreprises de Bourgogne Franche-Comté, Rhône-Alpes Auvergne et Alsace) de la Fédération du négoce agricole (FNA). « Notre métier, explique-t-elle, c’est d’accompagner les agriculteurs de la parcelle de culture jusqu’à l’expédition du camion de grains vers un transformateur, puis le consommateur. Notre rôle de conseil n’est pas anodin. Au sein de Bresson, nous avons une équipe de cinq technico-commerciaux (sur un total de 37 salariés NDLR) qui ont un véritable regard d’expert sur l’état des cultures et sont capables de conseiller les exploitants sur des utilisations optimales de produits phyto ». La dirigeante de Bresson insiste sur le fait que ces conseillers délivrent aux agriculteurs clients des préconisations qui ont valeur d’engagement, qui impliquent une prise de responsabilité de la part de l’entreprise.

« Ils sont équipés d’ordinateurs comprenant un logiciel remis à jour toutes les nuits, car la réglementation des produits phyto est extrêmement changeante. Ils connaissent aussi les agriculteurs avec lesquels ils sont en contact, avec un vrai suivi. Ils sont capables d’avoir un discours d’adaptation de l’utilisation des produits en fonction du contexte météorologique ou d’autres facteurs ». Avec l’obligation de séparation du conseil et de la vente, ces conseillers risquent de voir leur rôle se limiter à la vente de produits, ou au conseil.

« Aujourd’hui, lorsqu’un conseiller se déplace, précise Catherine Racle, sa prestation est incluse dans le prix des produits. On ne fait pas payer quelque chose en plus à notre client. Avec ce nouveau dispositif, l’agriculteur n’aura plus de conseil, ou s’il en veut, il devra le payer ». Pour l’instant, le négoce continue de se bagarrer afin d’interpeller le législateur: «On leur demande s’ils pensent vraiment que nous faisons n’importe quoi ! Les agriculteurs ne sont pas des idiots : ils ne vont pas acheter trois fois plus de produits que nécessaire, uniquement par ce que le technico-commercial leur serait sympathique… Ces produits représentent un coût, les agriculteurs n’ont pas de marges leur permettant beaucoup d’écarts.Nous avons les professionnels et les outils pour les conseiller de la manière la plus fine. Imaginer qu’en séparant le conseil et la vente, l’agriculteur va consommer moins de produits phyto, c’est pour nous, ridicule».

La loi prévoit que les agriculteurs devront se soumettre à deux diagnostics payants de leurs exploitations, sur une période de cinq ans, afin de mesurer l’évolution du recours à ces produits. « Sans oublier que l’agriculteur peut aussi commander ces produits sur internet, y compris des produits qui n’ont pas d’autorisation de mise en marché en France. La loi Egalim prévoit d’améliorer la marge d’exploitation des agriculteurs : je ne vois pas trop en quoi cette évolution va permettre d’aller en ce sens. De plus, l’objectif d’une diminution du recours aux produits phyto qui sous-tend la loi va être difficile à contrôler dans ce contexte. Chez nous, tous les gens qui touchent aux phyto sont certifiés, ils savent de quoi ils parlent. On ne fait pas n’importe quoi et cette certification (Certiphyto) est renouvelable tout les cinq ans. Nous sommes aussi inscrits dans la filière de qualité CRC (qui garantit des céréales 100% françaises et cultivées selon de bonnes pratiques favorables à la biodiversité NDLR) depuis près de 20 ans. On nous demande un traçage très précis des grains et le contrôle de l’utilisation des produits phyto, nous avons les moyens de le faire. Demain, nous ne les auront plus ». Catherine Racle craint également une destructuration au sein des entreprises, liée à cette décision : « Qu’allons-nous faire de nos technico-commerciaux ? On va continuer de faire du conseil parce que c’est notre ADN, mais la question qui se pose à moi est la suivante : comment je rémunère mes conseillers ? Je ne suis pas sûre que l’agriculteur voudra payer. Il fera donc peut-être l’impasse sur le conseil ».

La vente de produits phyto représente 30 % du chiffre d’affaires de Bresson (CA total : 45 millions d’euros). Sa suppression pourrait menacer l’emploi de plusieurs personnes sur cette PME. «Des certificats d’économie d’utilisation de produits phyto ont été mis en place, en nous demandant, à nous distributeurs, d’agir dans ce sens. Si ce souci est tout à fait respectable, on se heurte à la rareté de solutions alternatives, notamment en grandes cultures. La recherche progresse mais cela réclame du temps. Quand on peut, on propose des produits de biocontrôle, mais ce n’est pas toujours possible. Dans le système actuel tout le monde s’y retrouve. Nous avons tout intérêt à proposer du grain de bonne qualité. Baisser les phytos, je suis tout a fait pour, mais sans agir de manière précipitée. Aujourd’hui, nous nous demandons comment nous allons faire… ».

Les « trois R » c’est fini !

Cette interdiction de cumuler activité de vente et de conseil sur les produits phyto s’accompagne d’une autre mauvaise nouvelle pour le négoce agricole : depuis le 1er janvier dernier, ces entreprises ont découvert qu’elles n’auraient plus le droit de pratiquer ce qu’on nomme dans le milieu les « trois R » rabais, remises et ristournes, bref, des gestes commerciaux, en faveur de leurs clients fidèles ou nouveaux, sur ces produits. Une décision apprise en décembre 2018 et qui s’inscrit dans la philosophie de base de la loi Egalim de réduction de l’usage des produits phyto. « À présent, souligne Catherie Racle, que l’on vende 1 litre ou 500 litres d’un produit, le prix ne change pas. Une décision assez aberrante et qui nous impacte, mais avec laquelle nous devons faire, désormais ».

La problématique de la séparation des activités de vente et de conseil en produits phyto est très technique. Elle est néanmoins porteuses de conséquences sociales lourdes.