La Sénatrice marnaise Françoise Férat est l’auteur d’un rapport sur le suicide des agriculteurs. Le ministre de l’Agriculture doit formuler dans les prochaines semaines des propositions s’appuyant sur ses conclusions.
Vous avez signé un rapport pour lutter contre le suicide dans le monde agricole. Pourquoi cette démarche ?
En décembre 2019, mon collègue sénateur Henri Cabanel a déposé une proposition de Loi sur la prévention du suicide chez les agriculteurs, qui n’avait qu’un seul article centré sur les difficultés financières des agriculteurs. Au cours des discussions dans l’Hémicycle, nous nous sommes aperçus que bien d’autres facteurs menaient à cette détresse. Nous avons donc décidé à l’unanimité, de créer une mission validée par la Commission des affaires économiques à laquelle nous appartenons tous les deux pour engager un travail plus large, plus complet et plus précis sur cette problématique.
Nous avons engagé cette enquête début 2020 et nous y avons consacré plus d’un an car le sujet est terrible et nous nous en sommes encore plus rendus compte au fil de nos rencontres sur le terrain. Nous avons auditionné des banques, la MSA, des agents du ministère de l’Agriculture, des philosophes, des associations… tous ceux qui de près ou de loin sont des partenaires ou parties prenantes de l’agriculture.
Quels enseignements avez-vous tiré de cette année d’enquête et d’auditions ?
Nous avons constaté que les difficultés financières sont très présentes dans les cas de suicides d’agriculteurs. Mais le nœud de nombreux problèmes, la pierre angulaire, c’est la rémunération. Les agriculteurs sont des gens qui travaillent énormément, qui ont la passion d’un métier qu’ils exercent sans compter leurs heures et qui ne sont pas rémunérés au juste prix. Un agriculteur par exemple m’a confié être plus riche quand il se lève le matin que quand il se couche le soir après avoir travaillé plus de 12 heures dans sa journée. C’est terrible. D’autres facteurs interviennent comme les tâches administratives, les lourdeurs réglementaires, les problèmes personnels, l’isolement et la solitude auxquels sont confrontés les agriculteurs.
Nous avons aussi constaté l’influence de l’agribashing. Je ne l’ai pas découvert mais je ne savais pas que c’était un phénomène qui pesait autant. Certains agriculteurs sont très régulièrement agressés voire traités de pollueurs ou d’assassins. Pour certains l’agribashing peut-être la goutte d’eau qui souvent fait déborder le vase. Cela vient aussi s’ajouter à des difficultés familiales ou à l’épuisement. Le burn-out, on en parle dans toutes les professions et on a l’impression de découvrir que les agriculteurs peuvent le subir eux aussi. Les causes peuvent s’ajouter les unes aux autres.
Y’a-t-il forcément un lien entre détresse économique et suicide ?
Pas pour tous les agriculteurs.
Certains se suicident sans avoir de problème économique particulier. Pour la grande majorité d’entre eux c’est le manque de reconnaissance, qu’elle soit financière, sociale ou humaine.
Vous évoquez l’importance de l’agribashing. Que faire pour protéger les agriculteurs contre ce phénomène ?
Nous avons besoin de faire passer un certain nombre de messages et de partager un certain nombre de valeurs. Il faut savoir que même des agriculteurs qui font du bio peuvent se faire agresser en se rendant dans leurs champs. On ne connaît pas d’agriculteurs qui ont envie de dépenser plus que nécessaire pour traiter leurs champs.
D’autant qu’il existe des nouvelles technologies en matière de tracteurs et de matériels pour permettre d’employer moins d’intrants voire pas du tout. On a bien évolué en agriculture dans ce domaine-là.
Globalement, comment mieux leur venir en aide ?
On ne part pas de rien en matière de soutien aux agriculteurs : il existe dans certains départements des associations qui travaillent beaucoup pour les aider. La difficulté réside en grande partie dans la détection des agriculteurs en difficulté car souvent, ceux qui rencontrent des soucis n’en parlent pas. Leur identification est donc un point fort de ce combat.
Dans votre rapport, vous avez déterminé cinq axes de travail et 63 propositions pour enrayer les chiffres. Quelles sont les propositions les plus marquantes et les plus urgentes que vous formulez ?
Il y a dans les départements des associations qui repèrent sur le terrain des personnes en difficulté. Le gouvernement a mis en place sous la houlette des préfets une commission qui réunit les banques, la MSA, les services du département, la Chambre d’agriculture… Ils se rencontrent régulièrement pour aider les agriculteurs en difficultés. Mais il faut aller vers les agriculteurs qui ont des soucis plutôt que d’attendre qu’ils se manifestent. Il faut aussi trouver ensemble des facilités de paiement, un étalement des cotisations, proposer des services de remplacement… toutes sortes d’actions qui permettent d’aller vers les agriculteurs et de leur tendre la main avant qu’il ne soit trop tard.
Il faut remettre plus d’humanité à tous les étages. Avec de l’humain et du bons sens, on réglerait déjà de nombreux problèmes.
Vous évoquez à plusieurs reprises dans votre rapport le « tabou » du suicide des agriculteurs. Pourquoi est-ce un sujet si difficile à aborder ?
Je crois que les Français ont du mal à s’avouer cette réalité. Il y a plusieurs raisons à cela. La question de la couverture des suicides par les polices d’assurances est déjà une première difficulté. Il ne faut pas occulter l’après, à savoir la situation dans laquelle se retrouvent les femmes d’agriculteurs du jour au lendemain sans aucune aide, pas uniquement financière. Là encore, le mot « humain » prend tout son sens, quand une femme doit gérer seule du jour au lendemain une moisson, les huissiers, les banquiers ou les relations avec les coopératives… L’accompagnement psychologique est lui aussi primordial.
On souhaite aussi que la MSA continue de suivre ces familles, que les dettes sociales soient largement étalées dans le temps que le conjoint ou la conjointe puisse se remettre et comprenne comment fonctionne l’exploitation. Il faut aussi évoquer la question de la formation de ceux qui restent car rien n’est prévu pour eux aujourd’hui.
La crise sanitaire a-t-elle aggravé le phénomène ?
Chez certains, la situation a pu accentuer une forme de précarité économique et un sentiment d’isolement. Je pense notamment aux éleveurs de bovins ou au secteur des poules pondeuses… Il y a un ressenti global dans une société qui a vécu plusieurs confinements en un an. Mais il est encore tôt pour en mesurer les effets réels.
Pour revenir à la question de la rémunération, quelles sont les propositions concrètes que vous formulez ?
La loi Egalim adoptée en 2018 devait régler ce problème de rémunération, or on s’aperçoit qu’elle a été dévoyée par certains acteurs. C’est pourquoi nous avions déposé une proposition de loi pour la modifier mais l’Assemblée n’avait jamais voulu la prendre en compte.
Mais j’ai entendu avec bonheur le ministre de l’agriculture, Julien Denormandie, annoncer dernièrement qu’il y aurait avant l’été 2021 une Loi Egalim 2. Si la parole est tenue, c’est une bonne chose et cela répond à la première préoccupation de tous les agriculteurs : la rémunération du juste travail effectué. Qui aujourd’hui accepterait de travailler de dix à douze heures par jour pour un Smic à deux ?
Vous avez également pris la parole au sujet du Fabriqué en France, un thème qui rejoint la question de la souveraineté de notre agriculture et de la transparence de nos assiettes…
Tout est lié. Il faut prendre d’autres habitudes, aller vers les circuits courts. Il ne s’agit pas de donner des leçons mais si tout le monde faisait un effort dans ce sens, les agriculteurs français s’en sortiraient mieux.
On ne peut pas à la fois surveiller et critiquer un agriculteur dès qu’il sort son tracteur et en même temps acheter des produits qui viennent du bout du monde et dont on ne sait pas comment ils ont été traités – parfois même avec des produits interdits chez nous. Nous sommes fiers de nos agriculteurs, tous ne sont pas suicidaires et ils sont nombreux à réussir. C’est une belle profession qu’il convient de valoriser et de mettre en avant. À nous de tendre la main vers ceux qui rencontrent des difficultés.