Réseaux sociaux : « Les politiques devraient s’imposer une éthique de privation et de sobriété »

Dominique Boullier est l’auteur de « Comment sortir de l’emprise des réseaux sociaux ».

Dominique Boullier est professeur des universités en sociologie à Sciences Po Paris, chercheur au CEE (Centre d’études européennes et de politique comparée). Il est l’auteur de « Comment sortir de l’emprise des réseaux sociaux », Le Passeur éditeur 2020.

Les comptes Twitter, Facebook et Snapchat de Donald Trump ont été fermés. Cet « empeachment » numérique est une censure autorisée aux Etats-Unis alors qu’en France, la proposition de loi Avia contre les contenus haineux n’avait pas passé la barrière du Conseil constitutionnel. Quelle est la bonne position ? Où doit-on placer le curseur ? 

« La pratique de Facebook, Twitter et Snapchat, qui suppriment des comptes à leur gré, peut s’appliquer dans le monde entier puisqu’elle relève du non-respect de leurs conditions générales d’utilisation, qui sont interprétables selon leur bon vouloir. Seule une contestation devant les tribunaux peut faire revenir ces entreprises sur leurs décisions et très peu de personnes s’y risquent, y compris en France. L’accusation de censure ne tient pas en droit puisque ces lieux d’expression, s’ils touchent le public, restent en fait totalement contrôlés par les plateformes en question. Le problème vient de leur expansion qui leur donne statut de monopole et qui affecte dès lors la vie publique de tous les pays, sans pour autant qu’elles aient des obligations de service public. 

Il faut comprendre qu’il s’agit d’un héritage de l’histoire accélérée de la croissance de ces plateformes car, avant 2009, elles ne constituaient que des espaces de convivialité et étaient plutôt raillées pour leur superficialité et leur côté adolescent. Depuis qu’elles ont mis en place un design de viralité à travers les boutons Retweet et Partage et les boutons Like, elles ont pu démontrer aux marques l’engagement qu’elles provoquaient dans leur public et ainsi vendre des espaces publicitaires et gagner une puissance financière inédite, leur permettant d’écraser la concurrence, sans que les États s’en préoccupent puisqu’il fallait laisser faire les lois du marché. 

Cette censure est spectaculaire mais à contretemps puisque le mandat de Donald Trump, qui a déversé tant et de tant messages sur Twitter, s’achève… 

« La réaction des plateformes est une forme de contrition pour encore une fois s’excuser (comme Zuckerberg passe son temps à le faire depuis Cambridge Analytica) d’avoir laissé proliférer si longtemps ces messages d’appels à la violence (de la part de Trump et de ses supporters notamment) car les menaces sur leur démantèlement étaient déjà là avant (de nombreux procureurs américains ont engagé les procédures pour cela) mais sont devenues plus probables en raison de l’attaque du Capitole. 

Les plateformes affichent ainsi soudainement une volonté éditoriale qui n’a guère été manifestée auparavant, alors même que des suppressions existaient mais toujours déguisées sous forme de respect des règles de l’hébergement. » 

Où commence et où s’arrête la responsabilité des plateformes sur les contenus qu’elles hébergent et diffusent ? 

« Les plateformes bénéficient d’une forme de protection quant à leur responsabilité sur les contenus publiés car elles sont considérées comme hébergeurs, ce qui a été réaffirmé en Europe dans le nouveau Digital Service Act proposé en décembre par la commission et aux États-Unis selon la section 230 qui avait été accordée par l’administration Clinton en 1996, évidemment sans connaître encore ces nouveaux types d’acteurs. Elles n’ont donc en théorie aucune responsabilité sur les contenus. Pour des raisons de réputation, elles se permettent cependant de faire la police chez elles, sans avoir à justifier leurs décisions (ce qu’a fait de façon inédite Twitter pour la suppression du compte de Trump). Or, elles agissent ainsi comme des éditeurs qui n’assument pas le statut correspondant, qui les obligerait à faire de la modération a priori, ce qui est extrêmement coûteux et ralentirait radicalement les effets de viralité. Mais c’est pourtant ce que doivent faire les médias eux-mêmes sur leurs forums et sur les commentaires, par exemple, car ils doivent assumer la responsabilité juridique de tout ce qu’ils publient. » 

Est-il possible de contrôler le déluge de commentaires et de positions sur tel ou tel sujet, telle ou telle personne, qui se déverse sur le web ? Cet éventuel contrôle serait-il néfaste à la liberté d’expression ? 

« Le contrôle de l’activité en ligne peut porter sur les contenus qui contreviennent à la loi (diffamation, propos haineux, à caractère raciste ou antisémite, etc. plus restreinte en France qu’aux USA). Mais cela pose un vrai problème de modération qui sera de toutes façons souvent perdante face à la capacité des émetteurs à se métamorphoser, à se masquer derrière des robots ou des façades diverses, sans compter la difficulté du travail de détection linguistique automatique de ces types de discours. Dans les cas où il faut le faire, ce travail de contrôle des émetteurs doit être encadré par le juge pour éviter les abus, ce que les supporteurs de Trump ne manquent pas de souligner. 

Sinon, il doit être radicalement pris en compte en transformant les plateformes en éditeurs, ce qui est beaucoup plus cohérent et fiable. Cependant, plus importante encore est la régulation de la viralité de tous les contenus car toute modération a posteriori intervient toujours trop tard face à la machine à réplications mise en place sur ces plateformes. Lors de l’attentat de Christchurch, la vidéo de Facebook Live a été partagée 4 000 fois dans les 20 minutes avant que Facebook ne la détecte, puis ensuite reproduite sur d’autres sites. 

Tout est fait pour encourager la réactivité du public (son “engagement”, qui sera monétisé auprès des marques) et cela ne favorise que les contenus nouveaux et choquants (le score de nouveauté). 

Il est indispensable de ralentir cette propagation virale en limitant le droit de tirage en termes de retweets et de partages par jour. Ce qui ne réduit pas la liberté d’expression (free speech) mais qui réduit le pouvoir de contagion (free reach). 

Casser les chaînes de contagion est une opération de santé mentale collective sur ces réseaux, non seulement pour les messages haineux ou illégaux mais pour tous les messages qui envahissent notre espace mental et nous font entrer dans un circuit cognitif à base d’adrénaline pour le stress et de dopamine pour la récompense (recevoir des milliers de likes !). 

Le design des interfaces doit permettre de lutter contre ce réchauffement médiatique à condition de convaincre ou de contraindre les plateformes à le mettre en place, malgré la logique interne de cette économie de l’attention qui nous met en permanence en état de stress et d’alerte. » 

Pour quels motifs les politiques, à commencer par Emmanuel Macron, utilisent-ils les réseaux sociaux ? À raison ou à tort ? Doivent-ils s’en éloigner ? 

« Les politiques pensaient au début pouvoir contourner les médias (comme Trump) en s’adressant directement au public et ainsi bénéficier des effets de viralité de leur communauté de supporters. Or, ils n’ont pas mesuré à quel point cela a affecté leur propre état mental, qui était déjà marqué par le stress, qui s’est ainsi amplifié et les a obligés à une alerte permanente, à une réactivité extrême (à haute fréquence) pour gagner en visibilité, sous peine de perdre de l’influence et de la réputation pensaient-ils, comme les marques d’ailleurs. Et tout cela affecte le débat public en le mettant sous une pression et dans une agitation extrêmes, alors que le débat demande du temps pour l’argumentation, pour peser ses mots (car ils ont un pouvoir réel, comme on l’a vu avec Trump). Le règne des petites phrases s’est alors amplifié pour se transformer en tweets qui clashent et aboutit à des catastrophes de communication très fréquentes. Les politiques devraient s’imposer cette éthique de privation ou de sobriété extrême dans l’usage de ces supports pour reprendre le contrôle d’un débat public plus serein. 

La polarisation qu’on observe a bien entendu des causes sociales profondes mais le rôle des médias n’est pas de l’exacerber mais de la rendre vivable à travers des discours et des arguments. Or, les plateformes monopolistiques ont totalement échoué sur ce plan car il faut dire qu’elles n’avaient pas été conçues pour cela, et qu’elles ont évolué vers des impératifs publicitaires et non de débat public. Il faut donc s’en éloigner quand on est politique et contribuer à fonder une nouvelle architecture numérique de ces espaces de débat. D’ailleurs, des prototypes de ces espaces de débat existent déjà, comme le réseau WT Social créé par Jimmy Wales, le fondateur de Wikipédia, en open source, mais il faudrait que les pouvoirs publics les soutiennent pour que ces collectifs inventent une plateforme indépendante de la publicité et modérée de façon transparente, ce qu’ils ont réussi à faire avec Wikipédia. 

Quand on est politique, se plier à des plateformes qui n’ont que dix ans d’existence et qui sont régies par des impératifs publicitaires alors que l’on peut contribuer au débat public a quelque chose d’humiliant ou d’irresponsable. Il faut être très prudent avec les formats de la démocratie, qui ont mis tant de temps à s’installer, et non tout d’un coup la laisser façonner par des décisions sans souci de l’intérêt du public prises par des plateformes hyperpuissantes. » 

Propos recueillis par Pierre Taribo (la Semaine)