Par Marie Danis, avocat associé, Claire Moleon, senior, et Thierry Lautier, counsel, au sein du cabinet d’avocats August Debouzy
Le décret n° 2018-1 126 du 11 décembre 2018[1] (le « Décret ») relatif à la protection du secret des affaires pour l’application de la loi n° 2018-670 du 30 juillet 2018[2] (la « Loi ») a été publié, le 13 décembre 2018, au Journal Officiel, la quasi-totalité de ses dispositions entrant en vigueur le lendemain de sa publication. Le Décret, très attendu des praticiens, introduit un nouveau titre consacré à la protection du secret des affaires au sein du code de commerce. Les principaux apports du Décret consistent :
– à préciser le contenu des mesures provisoires et conservatoires pouvant être prononcées sur requête ou en référé en cas d’atteinte à un secret des affaires,
– à définir les règles de procédure applicables aux mesures de protection de ce secret devant les juridictions civiles et commerciales, et
– incidemment, à harmoniser la terminologie employée au sein des différents codes.
DES MESURES PROVISOIRES ET CONSERVATOIRES DE PROTECTION DU SECRET DES AFFAIRES RENFORCÉES
Le nouvel article R. 152-1 du code du commerce précise les modalités d’octroi de mesures provisoires et conservatoires destinées à prévenir une atteinte imminente ou à faire cesser une atteinte actuelle au secret des affaires.
Ces mesures, proportionnées [3], peuvent notamment inclure (i) l’interdiction des actes d’utilisation ou de divulgation d’un secret des affaires et (ii) l’interdiction des actes de production, d’offre, de mise sur le marché ou d’utilisation des produits soupçonnés de résulter d’une atteinte significative à un secret des affaires.
Le Décret introduit également la possibilité d’ordonner la saisie ou la remise entre les mains d’un tiers de tels produits pour empêcher leur entrée ou circulation sur le marché – ce que ne prévoyait pas la Loi.
L’INTRODUCTION D’UN MÉCANISME DE GARANTIES DU TYPE « SECURITY FOR COSTS »
Le nouvel article R. 152-1 II et III introduit, de manière innovante, un mécanisme de garanties qui n’était pas expressément prévu par la Loi.
Le juge pourra ainsi ordonner la constitution de garanties :
– par le demandeur ayant obtenu l’octroi de mesures provisoires ou conservatoires, si l’atteinte au secret était jugée ultérieurement infondée, afin d’assurer l’indemnisation du défendeur ou d’un tiers touché par les mesures, et
– par le défendeur, comme condition pour l’autoriser à poursuivre l’utilisation illicite alléguée (afin d’assurer l’indemnisation éventuelle et ultérieure du détenteur du secret).
Ce mécanisme de garanties permettra vraisemblablement au juge d’assurer une proportionnalité entre le caractère manifeste de l’atteinte au secret des affaires du demandeur, d’une part, et le caractère dommageable des mesures provisoires et conservatoires ordonnées pour le défendeur, d’autre part. Ces garanties seront consti- tuées dans les conditions prévues aux articles 517 et suivants du code de procédure civile relatifs à l’exécution provisoire.
De façon classique, afin de limiter l’application dans le temps des mesures provisoires et conservatoires ordonnées, l’article R. 152-1 V prévoit que les mesures provisoires et conservatoires octroyées en vue de protéger le secret des affaires deviendront caduques si le demandeur ne saisit pas le juge du fond dans un délai de 20 jours ouvrables ou de 31 jours civils si ce dernier délai est plus long, à compter de la date de l’ordonnance (qu’elle soit rendue sur requête ou en référé).
LE PLACEMENT SOUS SÉQUESTRE « PROVISOIRE » DES DOCUMENTS OBTENUS DANS LE CADRE D’UNE MESURE D’INSTRUCTION IN FUTURUM OU D’UNE SAISIE- CONTREFAÇON
En pratique, dans leurs ordonnances rendues sur requête, les juridictions recouraient de plus en plus au mécanisme de séquestre afin de protéger la confidentialité des documents saisis, que ce soit en vue d’une mesure d’instruction in futurum (sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile) ou en vue d’une opération de saisie-contrefaçon (par exemple, en matière de brevet, sur le fondement de l’article L. 615-5 du code de la propriété intellectuelle).
Le décret donne la force d’une loi à ce qui était auparavant une pratique de certaines juridictions, mais en instaurant un séquestre « provisoire ».
Le nouvel article R 153-1 prévoit ainsi désormais que le juge peut ordonner d’office le placement sous séquestre des pièces demandées afin d’assurer la protection du secret des affaires. Ce séquestre n’est cependant que provisoire : si le juge n’est pas saisi d’une demande de modification ou de rétractation de son ordonnance dans un délai d’un mois à compter de la signification de la décision, la mesure de séquestre est levée et les pièces pourront être transmises au requérant.
Ce nouveau mécanisme permet donc de protéger la partie qui voit ses documents saisis, de façon au moins provisoire, tout en permettant au requérant d’obtenir plus facilement ces documents en l’absence de recours dans un délai d’un mois – en cas de recours, le séquestre sera confirmé et les partes devront débattre de l’opportunité et des modalités de levée du séquestre.
Ce nouveau mécanisme vaut tant pour les mesures d’instruction in futurum (nouvel article R 153-1 du code du commerce) que pour les mesures de saisie-contrefaçon (les articles correspondants du code de la propriété intellectuelle renvoyant au nouvel article R 153-1 du code du commerce).
LES NOUVELLES RÈGLES DE PROCÉDURE RELATIVES À LA COMMUNICATION OU PRODUCTION DES PIÈCES
Les nouveaux articles R. 153-2 et suivants viennent préciser les règles de procédure visant à protéger le secret des affaires selon l’article L. 153-1 du code du commerce, à l’occasion d’une demande de communication ou de production de pièce, dans le cadre d’un contentieux civil ou commercial.
Ces règles fixent en premier lieu l’office du juge :
– la partie ou le tiers invoquant le secret des affaires devra remettre au juge, dans un délai fixé par le juge, (i) la version confidentielle inté- grale de la pièce, (ii) une ver- sion non-confidentielle ou un résumé de celle-ci et (iii) un mémoire précisant les motifs qui lui confèrent un caractère secret (article R. 153-3)
– le juge statue sur le sort de cette pièce sans que la tenue d’une audience ne soit nécessaire (article R. 153-4), et
– le juge pourra refuser la communication de la pièce, ordonner sa communication dans sa version intégrale mais en limitant l’accès à celle-ci, ou bien ordonner la communication d’une version non-confidentielle ou du résumé de la pièce, en fonction de ce qu’il estimera « nécessaire à la solution du litige » (articles R. 153-5 à 153-7).
Ces règles caractérisent en second lieu la décision du juge :
– la décision relative à la communication de la pièce est susceptible de recours (avant tout procès au fond, article R. 153-8) ou d’appel (dans le cadre d’une instance au fond, article 153-9 II et III), dans un délai de 15 jours
– l’exécution provisoire de la décision ne pourra pas être ordonnée, ce qui devrait en pratique inciter le détenteur du secret à faire appel, et
– s’agissant de la partie ayant demandé la communication ou la production de la pièce litigieuse, dans le cadre d’une instance au fond, si la décision rejette sa demande, il ne pourra faire appel de cette décision qu’avec la décision au fond (article R. 153-9 I).
LA CONFIDENTIALITÉ DU JUGEMENT
Le nouvel article R. 153-10 prévoit enfin :
– qu’à la demande d’une partie, un extrait de la décision ne comportant que son dispositif, revêtu de la formule exécutoire, pourra lui être remis pour les besoins de son exécution forcée, et
– qu’une version non confidentielle de la décision, dans laquelle sont occultées les informations couvertes par le secret des affaires, peut être remise aux tiers et mise à la disposition du public sous forme électronique.
Ce dispositif devrait ainsi permettre d’assurer la confidentialité des pièces reconnues comme couvertes par le secret des affaires, et ce y compris à l’issue de la procédure.
Ces importantes modifications de la procédure nous semblent servir le but poursuivi de protection du secret tout en instaurant une bonne balance entre les intérêts des parties.
[1] Loi n° 2018-670 du 30 juillet 2018 relative à la protection du secret des affaires
[2] Décret n° 2018-1 126 du 11 décembre 2018 relatif à la protection du secret des affaires
[3] Article L. 152-3 introduit par la Loi, puis article R. 152-1 introduit par le Décret.