Fondateur de la structure EQUILibre et auteur de l’ouvrage Le Silence des chevaux, il mène une étude sur le comportement équin et remet en cause les traditions encore perpétuées dans le monde équestre.
La vallée du Carol, nichée dans les contreforts des Pyrénées-Orientales à quelques kilomètres de l’Andorre, abrite une ferme équestre dans laquelle près de 80 chevaux évoluent librement sur de grandes étendues verdoyantes. C’est dans cette ferme, portant le nom d’EQUILibre, que son fondateur Pierre Enoff propose des randonnées équestres entre trois jours et une semaine, des transhumances, et un hébergement dans un gîte. Rénovée en 1977, cette structure est le fruit d’une longue réflexion sur son avenir. Né en banlieue parisienne en 1951, Pierre Enoff déménage à Toulouse pour étudier au lycée Déodat de Séverac puis entame cinq ans d’études de génie mécanique à l’école l’ingénieur de Tarbes. Après deux ans de professorat, il change radicalement de cap et décide de rénover la ferme de sa grand-mère pour y élever des chevaux. Rêvant de proposer des activités à des jeunes de banlieue, mais n’ayant pas vécu dans le monde équestre et ne pratiquant pas l’équitation dans un centre équestre, il n’en est pas moins fasciné par cet animal au travers de la fiction, notamment le film Crin-Blanc. Il suit alors une formation d’accompagnateur de tourisme équestre (ATE) dont il sort diplômé. En se replongeant dans son imaginaire d’enfant, il entreprend de nombreuses recherches sur le comportement du cheval, son histoire et ses interactions sociales.
Et l’histoire du cheval est très longue, au même titre que sa relation avec l’Homme comme l’affirme l’acteur Sami Frey dans le film Danse avec lui : « Ca fait dix mille ans que les humains tentent de dresser les chevaux, dix mille ans qu’on tombe, dix mille ans qu’on se relève, qu’on invente des voitures, qu’on invente des avions et pourtant on continue de monter à cheval… Et vous savez pourquoi ? ». À cette question, Pierre Enoff a beaucoup de réponses dont l’usage militaire, le travail agricole et le loisir. Fruit d’un long travail de recherche, il retranscrit toutes ses connaissances dans son livre Le Silence des chevaux, paru en 2014, dont une nouvelle version enrichie vient de sortir, sous-titrée Plaidoyer pour un autre monde équestre, aux éditions Amphora.
Les premiers essais de dressage du cheval furent laborieux et il fallut attendre 5000 av. J-C pour que l’animal soit complètement domestiqué. Pourtant, dès lors que l’Homme s’est hissé sur le dos du cheval, il ne devait certainement pas se douter de la révolution qu’il apporterait pour les millénaires à venir. En l’espace de ces dix mille ans, bon nombre de règles et de valeurs ont fait leur cheminement dans les esprits jusqu’à être élevées au rang de traditions sacro-saintes. En plus d’être un atout majeur sur un champ de bataille, le cheval est divinisé dans les légendes chinoises ou arabes qui le décrivent comme le « fils du vent », ou encore la noble conquête qui apporta butins et victoires à l’empereur mongol Genkis-Khan (dont Balamer fut son cheval de tête). En Occident, la mythologie grecque donne des ailes au cheval (Pégase, qui fut dompté par Persée), La Légende dorée le définit comme l’irremplaçable partenaire de saint George sans lequel ce dernier n’aurait pas pu terrasser le dragon Lindworm. De même, Bucéphale aurait permis à Alexandre le Grand de conquérir toute la Macédoine en dépit de la peur de son ombre. Napoléon Bonaparte n’aurait pas pu amener la France à son apogée sans l’aide précieuse de son cheval de tête, Marengo. Les armées britanniques et françaises n’auraient pas gagné la Première Guerre mondiale sans leurs chevaux (près de 8 millions de chevaux sont morts durant le conflit). De son côté, la fiction américaine définit toujours le cheval comme « l’esprit de l’ouest foulant les plaines du Colorado ».
Or, là est la question que se pose Pierre Enoff : qu’a donc fait cet animal, incarnation même de la liberté, pour se retrouver cloîtré entre quatre murs ? Interrogation qui, par le biais d’un long travail de recherches et d’observations, trouve ses réponses dans la manière dont nous traitons les chevaux. En autodidacte accompli, Pierre Enoff met en lumière les pratiques issues des traditions militaires que l’Homme perpétue, même si l’industrie lourde a remplacé le cheval sur les champs de bataille. Des recherches qu’il retranscrit dans son livre. Il déplore en premier lieu l’hébergement des chevaux en box : « La guerre à cheval n’est plus considérée comme légitime. Pourtant, nos chevaux sont toujours enfermés dans des box pour des questions de gain de temps. Les traditions militaires voulaient que la guerre soit gagnée rapidement, alors les chevaux devaient être à portée de main pour être prêts en un claquement de doigts », explique-t-il. De fait, dans un box de 3 m de côté, un cheval parcourt tout au plus 250 m par jour contre 15 à 25 km dans un pré.
Un hébergement entre quatre murs qui engendre une autre pratique nocive pour la santé des chevaux que Pierre Enoff conteste ardemment : une mauvaise alimentation. « Alimenter un cheval aux céréales est aussi une pratique que nous avons adopté car le transport de céréales était bien plus pratique que celui du fourrage », explique Pierre Enoff. Une mauvaise alimentation peut, en effet, générer la colique, principale source de mortalité pour les chevaux. L’alimentation aux céréales est particulièrement utilisée dans le monde des courses comme en témoignent les nombreuses observations de Pierre Enoff dans plusieurs hippodromes : « À quoi bon donner des protéines aux chevaux trois fois par jour, alors qu’ils se nourrissent 15 fois de fibres herbeuses dans un pré ? » Ces céréales, qui sont indigestes de surcroît, vont en effet attaquer les intestins et mettre le cheval dans une situation de défense immunitaire permanente, ce qui va générer du stress. D’où l’appellation de chevaux à « sang chaud » comme le Pur-Sang ou l’Anglo-Arabe. Leurs progénitures ne sont pas mieux loties, au contraire. « Un poulain de course est généralement sevré entre cinq et huit mois, c’est beaucoup trop tôt, déplore Pierre Enoff. En règle générale, il devrait être sevré entre neuf et onze mois, une fois que la mère lui aura transmis ses enseignements. Or, la tradition veut que le poulain fasse ses premières courses le plus tôt possible et que la poulinière soit disponible pour une nouvelle saillie quasiment après qu’elle aura eu son premier poulain ».
Autre pratique considérée comme du « dopage naturel » par les vétérinaires pour les chevaux de course en particulier : le ferrage. « On a remarqué dans les courses de trot que les jeunes chevaux pieds nus sont plus rapides que les chevaux ferrés. Résultat, on ferre les trotteurs au moins jusqu’à cinq ans avant même que le squelette ait terminé sa croissance, le cheval étant adulte à sept ans. La nature a conçu le cheval avec une « pompe auxiliaire » sous chaque pied pour assister le cœur. En présence du fer, ce retour veineux est impossible. En outre le fer génère des vibrations perturbantes à chaque pas, et le cheval se retrouve handicapé car il ne sait pas sur quoi il marche. Le ferrage a été imaginé quand le cheval sédentarisé dans son box se trouvait en difficulté pour se déplacer sur les pistes. C’est comme un humain qui ne quitte jamais son bureau et qui, du jour au lendemain, souhaite parcourir les sentiers escarpés. Remarquons qu’un humain ne marche pas sur ses ongles, et un félin ne marche pas sur ses griffes. En fixant le fer sur la paroi du sabot, nous imposons au cheval de marcher sur ses ongles. En lui plantant des clous de surcroît », déplore Pierre Enoff. « Outre le monde des courses, cette pratique est également répandue dans l’équitation classique, même si nous assistons à la naissance d’un mouvement contre le ferrage. D’ailleurs, je me réjouis d’apprendre que Julien Epaillard, premier cavalier français en saut d’obstacles, a complètement déferré ses chevaux », précise-t- il.
Tous les chevaux de Pierre Enoff sont également pieds nus et vivent en extérieur entre congénères, dont les plus âgés ont atteint la quarantaine. Au sein de la structure EQUILibre, quatre personnes assistent Pierre Enoff, dont deux associés et deux salariés. Outre l’apprentissage d’une équitation douce et l’élevage, Pierre Enoff propose des randonnées dans les Pyrénées et le pays cathare ainsi que des transhumances au printemps et en automne. Ces dernières sont ses plus belles réussites car elles incarnent l’un de ses rêves d’enfance, d’autant que depuis 1995, elles lui ont permis de faire découvrir l’univers des chevaux à des jeunes de banlieue : « Faire découvrir cet univers à des jeunes issus du même milieu que moi, c’est le rêve de tout une vie. C’est aussi ce que j’aurai voulu connaître dans ma jeunesse », affirme Pierre Enoff. « La transhumance est un évènement qu’il faut faire au moins une fois dans sa vie car c’est le seul moment où le troupeau nous invite à venir à lui. Se faire accepter par des chevaux est un privilège et un émerveillement ». Outre les randonnées et les transhumances, Pierre Enoff a également présenté un spectacle équestre avec ses chevaux en liberté à Bercy en 1992 qui fut un moment marquant depuis la création d’EQUILibre. Son approche des chevaux en dehors des sentiers battus lui a valu de nombreux reproches, il a de ce fait mené ses recherches seul, bien que l’Institut français du cheval et de l’équitation (Ifce) ait missionné un maréchal-ferrant pour assister à l’une de ses conférences. Le résultat fut que celui- ci a cessé de ferrer les chevaux pour devenir pareur grâce à l’apprentissage de Pierre Enoff. Sa nouvelle approche n’étant pas approuvée par la majorité, il n’a cependant pu compter que sur lui-même pour mener à bien ce projet de la rénovation de la ferme. Il se dit reconnaissant envers ses parents qui l’ont toujours soutenu dans sa démarche. À présent en fin de carrière, il espère qu’une nouvelle génération de passionnés de chevaux prendra la relève lorsque son âge ne lui permettra plus de faire fonctionner la ferme équestre.