« Perspectives de reprise très floues » pour la filière du numérique

Emmanuel Mouton, président de Digital113.

Forte de 45000 emplois en région, la filière du numérique, qui interagit avec bon nombre de secteurs, subit tout autant l’impact de la pandémie qui secoue l’économie. Emmanuel Mouton, président de Digital113, cluster des entreprises du numérique en Occitanie, fait le point sur sa situation.

Depuis l’enquête publiée fin mars par Digital113, comment évolue la situation des entreprises du secteur du numérique ?

Étant donné que c’est une filière dite « transversale » à d’autres filières telles que l’industrie et la métallurgie, le transport et la logistique, les services publics, l’éducation et la formation, l’e-commerce, etc., elle est soumise aux perturbations liées à l’activité de ses clients, elle-même fortement diminuée ou à l’arrêt. Selon l’étude que nous avons réalisée fin mars, la production des entreprises du numérique a été très largement impactée dans sa globalité.

Plus de 94 % des structures ont affiché une production perturbée, et pour 47 % d’entre elles, très perturbée ou à l’arrêt. Parmi les 350 entreprises que compte notre cluster, soit 15000 salariés, ce sont forcément les start-up, qui réalisent de la prestation, qui sont les plus touchées. Notamment les services de formation qui ont été les premiers à subir un arrêt de l’activité, étant donné que ces entreprises n’avaient ni un fonctionnement organisationnel ni les outils adéquats pour mettre en place un système de formation à distance.

Selon notre enquête, les éditeurs de logiciels (50 %), et les ESN (31 %) ont été aussi particulièrement touchés. Mais tout dépend des secteurs avec lesquels les start-up sont liées. Celles travaillant notamment avec l’industrie prennent de plein fouet l’impact de la crise. D’autres sociétés dans le domaine du tertiaire ont été moyennement impactées car elles ont toujours la possibilité de collaborer avec la clientèle à distance. Concernant les difficultés pointées par les répondants, 41 % d’entre eux ont subi des annulations sèches de commande par certains gros clients et 56 % des décalages de commandes. Évidemment, la perte du chiffre d’affaires est marquante. 52 % des entreprises prévoyaient une perte de CA supérieure à 20 %, jusqu’à 80 % pour certaines. Pour l’heure, je n’ai pas encore d’écho de défaillances, mais ce sera très compliqué pour celles-ci de se relever. Heureusement, près d’un quart des entreprises dispose d’une activité récurrente avec un modèle économique basé sur l’abonnement (hébergeurs cloud, télécoms, éditeurs en mode Saas, etc.), qui les sauve mais elles craignent que les clients soient en défaut de paiement si la situation perdure.

Les entreprises de la branche ont-elles recours au chômage partiel et ont-elles sollicité des Prêts garantis par l’État ?

Afin de maintenir les salaires qui représentent au final presque 80 % de leurs charges, plus de 48 % des entreprises ont déposé un dossier d’activité partielle. Concernant les PGE, beaucoup en ont également sollicité mais nous n’avons pas de retours. Les refus sont rares sauf pour les entreprises déjà en difficulté avant la crise. Certaines ont aussi demandé le paiement anticipé du crédit d’impôt recherche (CIR) qui sera versé en mai au lieu de juillet. La plupart ont fait une demande de reports des échéances de prêts bancaires. Également, le report de charges fiscales est massivement demandé mais ces « aides » vont alourdir les charges futures. C’est pourquoi tout réside dans la rapidité de la reprise afin que les entreprises retrouvent dans la mesure du possible et sans nuire à l’organisation, un chiffre d’affaires suffisant voir supérieur à celui d’avant la crise pour maintenir leurs marges et rembourser les aides. La plupart de nos sociétés font de la marge sur les prestations de services. Elles n’ont donc pas de trésorerie d’avance qui leur permette de passer le cap, ce qui impacte leur solvabilité. Cependant, la baisse de leur CA actuel n’est qu’une crainte parmi d’autres.

Quelles sont les autres craintes qui émanent des entrepreneurs du secteur ?

Outre les difficultés liées au business et à la trésorerie, l’autre problématique très palpable au cœur des entreprises est le maintien du moral et la motivation des équipes. C’est pourquoi au sein du cluster, nous avons organisé quotidiennement un café-visio relatif aux questions managériales. Chaque entreprise a dû se réorganiser très rapidement et mettre en place dans l’urgence un plan de continuité d’activité, certaines mieux et plus vite que d’autres.

On remarque que les petites entreprises sortent d’ailleurs du lot, les process étant toujours plus longs dans des organisations plus grandes. Nombre de salariés et de chefs d’entreprise n’ont pas l’habitude du télétravail. Les modes opérationnels et relationnels changent et le télétravail n’a pas pu s’appliquer en douceur. Néanmoins, dans ce contexte d’incertitudes, il est d’autant plus nécessaire de maintenir l’unité de l’entreprise.

D’autres questionnements émanent également de la part des entrepreneurs à propos de l’arrêt des programmes de R & D des grands donneurs d’ordre sans indication de reprise, de la difficulté d’engager ou de poursuivre les levées de fonds, toutes suspendues à l’annonce du confinement. Les entreprises, qui ont réalisé des levées de fonds avant la crise, vont avoir du mal à respecter leur business plan. Il existe beaucoup d’inconnues et les investisseurs sont échaudés.

Après la phase de mise en sécurité sanitaire et de maintien de l’activité, les chefs d’entreprise doivent désormais gérer la reprise pour limiter la casse.

Ainsi, la mise en place rapide et simple du télétravail dans le numérique est une fausse idée ?

Près de 25 % seulement des entreprises du numérique peuvent appliquer le télétravail pour l’ensemble de leurs équipes, ce qui contredit l’image qui colle à la peau de ce secteur. C’est tout le paradoxe. Si le numérique semble bien se prêter à ce mode de travail, c’est une erreur de penser qu’il va de soi. Il faut distinguer la nature du travail, ses conditions, et la quantité d’activité. Pour 22 % des entreprises, la nature des tâches de certains salariés interdit le télétravail et certains ont des astreintes (systèmes réseaux et télécoms par exemple). Certains métiers sont liés au terrain comme la supervision des serveurs, l’infogérance, etc. et demandent d’être physiquement sur les sites des clients actuellement fermés.

Craignez-vous une vague de licenciements ?

Il y aura de la casse, c’est certain : des licenciements et aussi des acquisitions. Les entreprises auront besoin d’augmenter leurs marges et les investisseurs peuvent aussi mettre une pression importante pour que les entreprises maintiennent leur niveau de rentabilité d’avant crise. L’un des leviers pour y arriver sera malheureusement de réduire la masse salariale. 10 000 emplois numériques seraient ainsi menacés dans les prochains mois notamment suite aux difficultés de la filière Aéro. Mais d’autres entreprises ont également temporisé les recrutements prévus en ce premier semestre, donc elles n’auront pas besoin de licencier. Le cluster est aussi là pour les aider à trouver des solutions.

Qu’avez-vous mis en place pour répondre aux sollicitations de vos adhérents et les soutenir ?

Durant la première phase de la crise, les entreprises se sont plutôt repliées sur elles-mêmes, c’est pour cette raison que le cluster s’est rapidement réorganisé pour permettre aux membres d’avoir accès à une information qualifiée et diversifiée. Nous avons mis en place ces café-visios afin d’encourager les échanges entre chefs d’entreprise et éviter les effets néfastes du repli sur soi. Grâce à notre équipe de 12 permanents, nous avons pu déployer ces actions, rester en contact (téléphone, mail, outils collaboratifs) avec les entreprises afin de les accompagner. Ensuite, nous avons travaillé en collectif avec les 48 chefs d’entreprises présents dans la gouvernance pour identifier les besoins du secteur et élaborer des réponses. Notamment la commande groupée d’équipements de protection individuelle (EPI), la rédaction d’un guide de bonnes pratiques pour la reprise post-confinement basé sur les expériences de plusieurs entreprises…

Le cluster est actuellement en train de réinventer son plan d’action pour coller davantage aux besoins émergents. Nous sondons aussi les entreprises pour lister les difficultés et les problématiques liées au déconfinement. La nouvelle enquête devrait sortir d’ici mi-mai.

Comment les entreprises prévoient-elles de s’organiser dès le 11 mai?

Les entreprises qui ont suffisamment d’activité et peuvent télétravailler vont massivement maintenir ce mode de fonctionnement. Elles prépareront un déconfinement progressif. La plupart des salariés se sont assez bien adaptés désormais à cette organisation. Il est probable que les proportions s’inversent par rapport à l’avant-Covid-19 : au lieu d’une journée de télétravail par semaine, cela pourrait être une journée de travail sur site par semaine. Mais cela pose la question du maintien de la culture d’entreprise et de l’esprit d’équipe. Beaucoup de nos membres vont rester en télétravail après le 11 mai car les risques pénaux qui pèsent sur les chefs d’entreprise sont encore inacceptables pour la plupart d’entre eux.

S’agissant de leur avenir, la moitié des entreprises est pessimiste, l’autre optimiste. Certaines changent leur paradigme, voient de nouvelles opportunités pour décrocher de nouveaux marchés ou se renouveler. Tout dépend de savoir si le numérique devient un outil stratégique pour le client ou si le projet n’est pas assez novateur pour répondre à un besoin imminent, ou éventuellement à une deuxième crise. Il ne faut pas oublier non plus que le marché international est fortement impacté, avec des décalages d’impact selon les zones géographiques. Les entreprises commerçant avec la zone Asie ont bien sûr ressenti l’impact les premières. Cela a notamment touché l’activité hardware provenant de Chine. Aujourd’hui, ce marché reprend activement alors que les clients aux États-Unis et en Europe freinent des quatre fers.

Les perspectives de reprise de l’activité sont donc très floues. Ce que le secteur attend maintenant, ce sont des dispositifs pour le déconfinement, des aides pour accompagner les entreprises dans l’organisation d’un plan d’actions et de reconquête des marchés, de prospection commerciale afin d’optimiser la reprise.