Christian CaujollePasseur d’émotion

Après être tombé dans l’univers photographique, un peu par hasard, il est devenu l’un des plus grands dénicheurs de talent du 8e art au monde. En janvier 2021, il devient conseiller artistique du Château d’Eau à Toulouse.

Plus de 40 décennies dans l’univers prolifique et contrasté de la photographie n’ont pas usé son visage enfantin. Son œil azur reste infatigable, malgré les marques de ces 15 dernières années dont trois ans de trou noir. Toujours à l’affût de l’émotion désarmante, positive ou négative qu’une œuvre procure et qu’il scrute avec finesse. « Il existe une théorie absurde qui consiste à chercher la perfection dans la lumière, le cadrage, etc., ce qui produit souvent une photo aseptisée. Ce que je trouve intéressant dans les travaux photographiques tient notamment à ces imperfections ou à ces accidents qui procurent du relief et confèrent du mystère. Il n’y a rien de pire qu’une œuvre qu’on a l’impression d’avoir épuisée au premier regard », souffle Christian Caujolle d’une diction abîmée. Un œil caustique ? « Plutôt bienveillant. Après tant d’œuvres épluchées, il m’arrive encore d’être surpris. »

L’émotion est le carburant de cet autodidacte, devenu l’un des plus grands dénicheurs de talent du 8e art au monde. La persévérance chevillée au corps, il brise les codes loin des lignes académiques, en tant que critique, directeur du service photographie de Libération, créateur de l’agence Vu, responsable du festival d’Arles en 1997, créateur du festival de photo à Phnom Penh, commissaire d’expositions et conseiller auprès de grands collectionneurs. Véritable encyclopédie ouverte, auteur de plusieurs monographies, ce féru d’art et de littérature, qui petit dévorait les Albums des Deux Coqs d’Or et l’ensemble des œuvres de Zola, n’a pas dit son dernier mot.

La photo dont il ignorait les contours devient le sel de sa vie après sa rencontre avec le photographe et militant Jean Dieuzaide (disparu en 2003), fondateur de la galerie municipale du Château d’Eau en 1974. À 70 ans presque sonnés, la boucle est bouclée. Christian Caujolle a récemment été nommé conseiller artistique, par Jean-Luc Moudenc, maire de Toulouse, de ce lieu emblématique, qui draine plus de 35 000 visiteurs annuels ces cinq dernières années. Il prendra ses fonctions au 1er janvier 2021. Une aubaine pour le Château d’Eau, un défi pour le sexagénaire, pourtant rompu à l’exercice. S’il remémore fougueusement son intarissable expérience, c’est avec humilité et réserve qu’il évoque son nouveau rôle. « Je suis heureux et en même temps effrayé, car c’est un lieu qui a une histoire que je ne veux pas trahir. Certaines choses restent difficiles à montrer au Château d’Eau, mais je ne m’interdis rien. J’espère réveiller la curiosité du public à travers des œuvres très éclectiques, autant des travaux d’artistes vivants que je considère déjà comme classiques et qui sont peu montrés que des photographes émergents ou étudiants ». La première exposition fin janvier sera consacrée au travail de Catherine Balet, Looking for the Masters in Ricardo’s Golden Shoes, un joli clin d’œil à l’histoire de la photographie. L’espace mitoyen mettra en lumière des travaux inédits de Léo Delafontaine.

Renforcer la scène photographique toulousaine, l’une des plus importantes de l’Hexagone, est en filigrane l’objectif du nouveau conseiller. Et pas seulement. Passeur d’émotion, il a toujours construit des ponts entre les photographes, les institutions et le public. « Je désire créer des passerelles avec différents acteurs, associations et lieux de la photographie à Toulouse. » Puis, tisser une toile entre les arts. « C’est pour moi fondamental. Je crois au dialogue des modes d’expression, à la nécessité de croiser, de combiner, de faire circuler les publics. Je me rapproche actuellement de la Cinémathèque, des Abattoirs et du musée Labit ».

Donner à voir la pluralité de la photographie et devenir un homme d’influence n’était pas son objectif. À l’origine, il rêve d’enseigner. En 1973, étudiant en classe prépa à Toulouse, tout bascule suite à la monographie sur Jean Dieuzaide qu’il réalise. « C’était la première fois que je voyais des photos encadrées au mur qui n’étaient pas des photos de famille », se souvient-il avec un accent lointain du Sud-Ouest – issu d’un milieu paysan ariégeois, fils de militaire. Une rencontre furtive qui deviendra plus amicale, cinq ans plus tard au festival d’Arles. « Jean Dieuzaide m’a envoyé une photo souvenir. Par la suite, à chaque passage à Toulouse, je lui rendais visite. Il parlait toujours de la lumière et je me souviens avoir été frappé par son travail ».

Si la photographie permet de saisir les facettes multiples du monde, seule l’altérité est la clé pour percer ses mystères. Étudiant à Normal Sup à Paris, il passe chaque samedi avec Agathe Gaillard, qui a ouvert la première galerie de photographies à Paris et voit au début la vie en noir et blanc. Il y rencontre Bill Brandt, Charbonnier, Kertész, Cartier-Bresson, Boubat, Izis Brassaï… « C’est Kertész qui m’a fait comprendre que les photographes posent un regard différent sur les détails qui passent inaperçus pour les autres… les ombres par exemple ». Plus tard, enseignant à la Sorbonne, chercheur au CNRS, puis optant pour une incursion journalistique à Libération, il continue de courir derrière les photographes. Des centaines. L’abondance n’a-t-elle pas désorienté son regard ? « Non, car ces artistes étaient très différents. La multitude est source d’inspiration. »

Christian Caujolle travaille notamment avec le philosophe et sémiologue Roland Barthes, le sociologue Pierre Bourdieu et le philosophe Michel Foucault dont il est le plus proche. Ils interrogent l’intérêt de la photo en fonction de leur sensibilité de spécialistes. Si parfois le jeune homme est affligé par leur regard qui décortique la photo sans prendre en compte le contexte, « ils étaient pourtant assez remarquables contrairement à d’autres intellectuels pour qui la photo n’avait aucun intérêt ». Que rétorque-t-il face à ce point de vue ? « L’essentiel était d’amener les gens à aller voir. À l’époque, j’écrivais pour faire partager des expositions, des initiatives qui me semblaient intéressantes. Quand le centre Pompidou a ouvert, il n’y avait même pas de conservateur pour la photo, c’est pour dire ! » Depuis les choses ont évolué, mais il n’est pas dupe. « Il faut être attentif, car avec la reconnaissance est également venue la spéculation, l’organisation d’un marché en termes financiers. » Puis, il y a l’émergence des réseaux sociaux, avec sa valse d’images. « Beaucoup de gens produisent des images mais cela ne veut pas dire qu’il y a une démocratisation car pour qu’il y ait une démocratisation, il faudrait qu’il y ait une formation à l’image et que les gens soient capables de les lire. Ce que je crains, en revanche, c’est que les vrais travaux photographiques se trouvent noyés dans la masse. »

Intégrant Libération en 1978, Christian Caujolle débute en écrivant des critiques littéraires puis photographiques, « sujet sur lequel personne ne s’exprimait », avant de prendre en charge le service photo. Puis en 1981, le journal vit un tournant historique. « Les structures de la presse quotidienne française n’avaient pas bougé depuis 1945. Nous avons planché sur un nouveau format. Je souhaitais que le journal reflète l’évolution de la photographie (photomaton, mise en scène, etc.) et montre les différents points de vue. La photo commençait à avoir une place, impossible d’ignorer ça ». Des souvenirs marquants ? « Le 21 mai 1981, lors de l’installation du nouveau président François Mitterrand, nous avons obtenu une invitation pour Henri Cartier-Bresson (agence Magnum). Nous avons édité au plus vite un numéro spécial qui était en vente six heures plus tard lors de la cérémonie au Panthéon. J’ai pu donner un exemplaire au photographe qui m’a dit “je n’avais jamais vu une de mes photographies imprimées aussi vite”». Un petit côté révolutionnaire et impétueux quand il déniche aussi chez un imprimeur le portrait officiel de François Mitterrand par Gisèle Freund, qui « a commis l’inattention de lâcher l’information ». Il le publie dans Libération, avant que sa diffusion soit autorisée, ce qui a fait trembler de colère Paris Match. Des perles relatées dans son livre Circonstances particulières, Souvenirs.

Fondateur en 1986 de l’agence de photographes Vu, au départ destinée à être l’outil de production pour le supplément hebdomadaire du journal, il met la photo couleur au premier plan et diffuse des photographes du monde entier voués à rester dans l’ombre. « Seuls les photographes français, américains, britanniques et allemands étaient diffusés sur des grands événements. En 1989, nous avons couvert les manifestations de Tian’anmen en collaboration avec des photographes chinois. On était les seuls à avoir des photos du massacre et des exécutions ». L’agence met aussi en place le premier marché culturel avec des expositions itinérantes. Puis quelque temps plus tard, c’est le début de l’aventure de la galerie Vu que ce grand homme a quitté depuis sept ans. Il propulse une cinquantaine d’artistes émergents sur la scène internationale, notamment Antoine d’Agata, Michael Ackerman, Isabel Muñoz, JH Engström, parmi d’autres. Parfois, certains le déçoivent décidant de partir pour une autre galerie, « mais une fois les choses dites, c’est sans rancune ».

Cet homme, sans enfant, est toujours entre deux avions, apportant avec lui Le journal de Franz Kafka, son livre de chevet depuis 20 ans : le Mexique où il a habité trois ans comme correspondant du journal Libération pour l’Amérique centrale, puis des sauts de puce en Tchécoslovaquie, Pologne, Espagne, Suède, Argentine, États-Unis, Russie, Mali, Chine, etc. en tant que commissaire d’expositions. Aux commandes du festival photo Phnom Penh qu’il a fondé en 2008, il veille encore comme un parrain sur la scène photographique cambodgienne. « Suite à un voyage personnel, le centre culturel français a souhaité que j’anime un atelier photo pendant trois ans. Puis est venue l’idée de créer un festival. Le but était de stimuler un échange entre l’Europe et l’Asie et de permettre au public, dans un pays où il n’y avait pas de structure, d’avoir accès à la culture. La première année, j’ai eu du mal à exposer des photographes du cru. L’an passé, 25 photographes cambodgiens ont été sous les projecteurs », se réjouit-il.

En attendant de retrouver le Cambodge son pays de cœur, où il réside six mois par an, outre Paris, l’officier dans l’Ordre des Arts et des Lettres se passionne pour les œuvres de Richard Avedon, de Sarah Moon, de Paolo Roversi et de Guy Bourdin. Avec comme mantra « toujours garder les yeux ouverts ».

Parcours

1953 Naissance à Sissone dans l’Aisne (02)
1978 Maîtrise de Littérature hispanique
1981-1986 Rédacteur en chef chargé de la photographie à Libération
1986 Crée l’agence Vu
2008 Crée le Festival Photo Phnom Penh au Cambodge et devient membre du comité éditorial de Polka Magazine
2021 Devient conseiller artistique du Château d’Eau à Toulouse