Quand il s’est agi de rendre hommage à notre ami Simon Castéran, trop tôt disparu, l’idée de constituer un florilège de ses papiers s’est tout de suite imposée. Or jamais sa plume n’a été meilleure, plus incisive que dans ses éditos, qui furent nombreux en quatre ans. D’où la lourde tâche qui a consisté à n’en retenir que quelques-uns. Parce que chacun constitue en soi une perle. Nous vous les soumettons, espérant que vous aurez autant de plaisir que nous en avons eu à redécouvrir cet esprit libre.
Croissance ?
Triste anniversaire. Depuis son premier calcul en 1986, l’Earth Overshoot Day — ou jour du dépassement de la Terre — n’a eu de cesse de mesurer à quelle date du calendrier notre planète aurait consommé l’entièreté de ses ressources naturelles de l’année, avant qu’elle ne puisse les reconstituer. Et depuis 30 ans, ce jour recule : comme le souligne l’ONG WWF, si en 2000, le jour fatidique tombait le premier octobre, seize ans plus tard, les comptes sont vides dès le 8 août. Surexploitée sur ses terres et dans ses océans, étouffée par le CO2 né des activités humaines qu’elle n’arrive plus à recycler complètement, la Terre, quitte à fâcher ses gourmands enfants, en viendrait presque à se réjouir des crises économiques régulières au Nord et de la sous-industrialisation au Sud. Lesquelles, ralentissant l’activité économique si dispendieuse en gaz à effet de serre, lui offre… un peu d’oxygène. Une question douloureuse se pose alors : et si, en courant derrière la croissance, chefs d’État, entrepreneurs et journalistes économiques à leur suite, nous n’allions en fait qu’à rebours du véritable progrès, qui est la sauvegarde de celle même qui nous a permis jusqu’ici de prospérer?
Décollage
Jeudi soir, le Français Thomas Pesquet s’est envolé à bord d’une fusée russe Soyouz, avec deux autres astronautes russe et américain, depuis la base de Baïkonour (Kazakhstan) pour un séjour de six mois sur la Station spatiale internationale.
À 38 ans, cet ingénieur aéronautique (diplômé de Supaero) et pilote de ligne devient ainsi le 10e Français à voler en orbite; ce qui, bien que cela plaise à notre ego national, marque néanmoins une très faible présence dans l’espace. Surprenant venant d’un pays comme la France qui aime à se présenter comme une grande puissance spatiale, aussi capable que les USA, la Chine et la Russie ! Or, depuis longtemps, notre pays a choisi de rester dans l’orbite des lanceurs et des satellites civils et militaires, plutôt que de se diriger vers le vol habité. Mais ce marché se voit de plus en plus attaqué de toutes parts : d’un côté par les États-Unis, dont l’industrie de défense, suite à la crise de 2008, s’est reportée sur les satellites commerciaux, et par l’émergence de lanceurs privés comme SpaceX. De l’autre, par la Chine, qui cumule expertise et prix cassés. Et demain, par l’Inde… Alors, quand est-ce qu’on rallume le réacteur ?
Réalité
Les Américains ont une expression que je trouve aussi juste que puissante : faire un « reality check », autrement dit, un contrôle de réalité. Par exemple lorsqu’on commence à rêver un peu trop fort, ou à raisonner à partir d’hypothèses et non de faits. Une expression qui, dans l’Amérique de Trump comme ailleurs, est promise à un bel avenir. Y compris en France, où les rêves, les représentations et les revendications, voire les délires pour certains, commencent à vouloir détrôner le règne de la réalité empirique. Tel ce militant d’une association LGBT, Arnaud de son prénom et arborant peau rose et barbe soignée, qui prétendit il y a quelques semaines sur le plateau d’Arrêt sur Images qu’il ne voyait pas ce qui autorisait les gens à penser qu’il était un homme blanc. Ou ces militants du PIR, défilant en tête de la Marche des fiertés à Paris en vociférant contre… « l’impérialisme homo » qui sévirait, notamment, contre les pays qui condamnent – et souvent persécutent – l’homosexualité. Quant aux « féministes » qui acceptent de se soumettre au voile patriarcal et religieux… Comme dirait Francis Cabrel, « est-ce que ce monde est sérieux ? »
Ingrats
Au risque de me faire traiter de vieux réac, je trouve qu’une grande partie de la population mondiale d’internet a quelques problèmes avec les concepts de base de l’économie. En témoignent ainsi les blogs et les publications sur Twitter qui recensent les exigences délirantes d’internautes, souvent des Millenials, qui demandent à des artistes (illustrateurs, graphistes 3D) de leur faire des logos ou des illustrations pour leur chaîne Youtube… gratuitement. Ou du moins, en échange d’un peu de publicité auprès de leurs followers; ce qui, comme chacun sait, aide à payer son loyer ou à remplir son frigo. L’artiste ainsi sollicité s’avise-t-il de refuser ? Pour prix de son impudence, celui-ci se fait en retour bien souvent insulter… Quand ce n’est pas un hôtelier de Dublin qui se voit houspillé pour avoir publié une réponse (légèrement incendiaire) à une « influenceuse » qui lui demandait candidement de l’accueillir pour la Saint-Valentin, elle et son petit ami, à titre gracieux dans son établissement en échange d’un peu de publicité sur son blog. Étrange monde que celui-ci, où l’on est censé accepter de travailler pour rien au nom de l’éphémère célébrité sur internet…
Alcools
N’étant ni médecin ni même scientifique, je m’abstiendrai de trop critiquer la récente étude publiée par la célèbre revue médicale britannique The Lancet, qui proclame désormais que, contrairement à ce que l’on croit, la consommation d’un verre d’alcool par jour n’a rien de bénéfique. Au contraire, « chez les personnes âgées de 15 à 95 ans, boire un verre par jour pendant un an augmente de 0,5 % le risque de développer l’un des 23 problèmes de santé liés à l’alcool (cancers, maladies cardiovasculaires, AVC, cirrhose, accidents, violences, etc.) », rapportent les médias en chœur. Sans toutefois préciser s’il y a une différence entre les alcools que l’on consomme, ou le simple fait que l’influence de ces derniers sur le corps varie non seulement en fonction de l’âge ou de la condition physique… mais aussi d’une personne à l’autre. De manière similaire, une personne peut fumer comme un pompier toute sa vie sans développer un cancer des poumons, et une autre, qui aura mené une vie saine, s’en retrouver affligée un jour, sans raison. Car s’il est un facteur de risque aussi puissant que la génétique et l’environnement dans la déclaration des maladies, c’est hélas… l’aveugle hasard.
French, please
Avez-vous entendu parler de « l’exillance »? Certes, de prime abord, on croirait entendre un défaut d’élocution, mais non: ce néologisme est bien réel, et désigne le subtil mélange d’« exigence » et de « bienveillance » dont tout responsable – pardon, manager – moderne devrait faire preuve aujourd’hui vis- à-vis de ses collaborateurs. Bref, exactement ce que l’on appelait, il n’y a guère encore, « l’intelligence », voire « l’humanité »; mais que voulez-vous, la redécouverte des vieilles lunes prend de si jolies couleurs quand elle perd enfin son nom! Tout comme les rencontres en face-à-face ont été enterrées par le « one-to-one » ; les appels et les interviews téléphoniques cédant, eux, devant les « calls » et autres « phoners ». Quand ce n’est pas un président de CCI qui se félicite du « working together » – ah, si seulement il y avait une expression en français pour dire cela… Aussi, tout comme au XVIIIe siècle, les cours d’Europe s’enorgueillissaient de parler français, qu’est-ce qui nous empêche aujourd’hui de cultiver et d’exporter notre langue, dont rien ne dit qu’elle soit moins douée que l’anglais ou les néologismes pour décrire notre monde?
Virus
Question: qu’est-ce qui se propage de façon virale, est invisible mais n’est pour l’instant que peu mortel? Si vous avez répondu le coronavirus: désolé, mais vous avez tout faux. C’est la peur. Celle-là même qui pousse nombre de nos concitoyens aujourd’hui à se procurer des masques respiratoires et des flacons de gel antibactériens… au besoin par des moyens illégaux. Ainsi l’autre jour, des infirmiers libéraux m’ont appris qu’ils avaient reçu instruction du ministère de la Santé de retirer le caducée de leurs voitures. Et pour cause : plusieurs avaient été fracturées par des voleurs, qui pensaient y trouver lesdits produits. Afin bien sûr de s’en servir; à moins qu’il ne s’agisse, pour ajouter au sordide, de les revendre à prix d’or sur internet à des gogos paniqués. Certes, l’épidémie est sérieuse, et mondiale. Celle-ci nous rappelle combien nous avons besoin de donner aux professions de santé les moyens de leur mission; tout comme il revient, à nous journalistes, d’éviter la surenchère alarmiste. Mais surtout d’attendre qu’il y ait une véritable apocalypse pour s’autoriser à perdre tout sens civique.
Répit
À toute chose, malheur est bon. Un adage que pourraient faire sien nombre d’animaux, tant ils semblent profiter de ce qu’un nombre croissant d’humains sur Terre vivent confinés chez eux pour s’égayer librement. Dans les villes maintenant silencieuses, les citadins redécouvrent le chant des oiseaux; à Paris, des canards se promènent sur les trottoirs, tandis que des dauphins viennent narguer les rares passants dans le port de Cagliari, en Sardaigne – quand ce ne sont pas des cygnes qui, le long des canaux à Venise, se les réapproprient, libérés de la concurrence des vaporetti et des gondoles.
En Chine, dans la province du Yunnan, on aurait même vu des éléphants s’enivrer d’alcool de maïs, avant de s’endormir ivres morts dans une plantation de thé. Enfin, dans plusieurs départements français comme les Hautes-Pyrénées et le Lot-et-Garonne, la chasse et la pêche sont désormais proscrites. Preuve que, comme dit un autre adage, le malheur des uns fait le bonheur des autres… C’est au moins cela de gagné!
Malade
C’est un fait désormais universellement reconnu: notre société est malade. Du coronavirus bien sûr… mais aussi et surtout de la peur que la pandémie nous inspire, et du manque de solidarité qu’elle révèle. Sur les réseaux sociaux, l’on voit en effet fleurir, hélas, des messages laissés à des infirmiers par leurs voisins, leur demandant de quitter leur domicile de peur qu’ils contaminent le reste de l’immeuble. Tandis qu’au Nevada – l’un des plus riches états américains – les SDF ne se sont vus offrir pour tout abri que la portion congrue du sol d’un parking, délimitée par un rectangle, chacun couchant à un rectangle de l’autre – distanciation sociale oblige. Quand ce n’est pas le Premier ministre britannique, Boris Johnson, qui envisageait, il y a encore peu, de laisser sa propre population être infectée par le virus pour créer une « immunité collective », au risque de centaine de milliers de morts. Mais à quoi donc servirait de continuer à vivre sur cette Terre, chacun arc-bouté sur son égoïsme, si c’est pour oublier que l’Homme est avant tout un être social?
Temps
Quand je suis arrivé à La Gazette du Midi en 2016, la France se relevait à peine des terribles attentats de l’année précédente. Hollande était encore président, et Emmanuel Macron son ministre de l’Économie. L’Amazonie n’avait pas brûlé, Notre-Dame non plus, et le nom de Donald Trump était encore presque inconnu dans notre pays. En 2017, François Fillon était présidentiable. Le mouvement #Metoo n’avait pas encore éclos. En 2018, la France était, pour la deuxième fois de son histoire, championne du monde de football – et nous circulions librement, sans masques. Autant d’événements qui, comme plus récemment l’affaire de la photo obscène de Benjamin Griveaux, semblent appartenir à un passé presque millénaire. Aussi, au moment de quitter cette semaine La Gazette du Midi – pour, selon l’expression consacrée, voguer vers de nouvelles aventures – je trouve une saveur particulière aux mots de l’écrivain Pascal Quignard, pour qui « la vie est une intensité, le temps une mesure ». Pourtant, il faut bien se l’avouer: que l’actualité l’emporte à son rythme effréné, ou qu’il se suspende au contraire dans l’ennui forcé du confinement… Dieu que le temps semble long !