Laetitia Avia, députée de la huitième circonscription de Paris, porte la proposition de loi visant à lutter contre les contenus haineux sur Internet qui a été adoptée en juillet par l’Assemblée nationale et qui arrivera en commission des lois du Sénat début décembre. Elle explique les dispositions de la #PPLCyberHaine, destinée à protéger tous nos concitoyens.
RésoHebdoÉco. Dans quel contexte est apparu nécessaire la mise en place de cette loi ?
Laetitia Avia. Nous sommes aujourd’hui à un croisement dans l’évolution du numérique et de notre rapport au numérique. Je suis d’une génération qui a grandi avec Internet, les plateformes et qui utilise énormément ces réseaux sociaux, lieux de communication, d’opportunité, d’échanges d’informations. Nous avons également vu se développer le revers de la médaille, à travers l’exacerbation des propos haineux sur les plateformes à grande viralité. Ce qui fonctionne, ce qui est un gage de réussite sur les réseaux sociaux, c’est la collecte de likes, de tweets et de partages bienveillants. Malheureusement, les contenus haineux prolifèrent aussi. Entre 2018 et 2019, le Panorama de la haine en ligne a enregistré une augmentation de 4 points de ceux-ci sur Internet. C’est un phénomène qui gangrène notre société et pour lequel les Pouvoirs publics doivent prendre leurs responsabilités. Ils ont l’obligation d’accompagner l’essor d’Internet, tout en protégeant la liberté d’expression et les internautes, parce que c’est aussi un problème de santé publique, étant donné l’augmentation du nombre de suicides chez nos jeunes.
Cela a effectivement été constaté par les intellectuels et la classe politique. En première lecture, votre proposition de loi a recueilli l’unanimité de l’Assemblée nationale…
C’est un travail de longue haleine que j’ai mené avec Gil Taieb et Karim Amellal, à travers une mission qui nous avait été confiée par le Premier ministre et qui a abouti à la rédaction du rapport sur la lutte contre le racisme et l’anti-sémitisme sur Internet. Nous avons vraiment fait le tour de l’ensemble des acteurs du numérique, les institutionnels, les associations pour émettre 20 recommandations. De celles-ci a résulté notre proposition de loi. J’ai, par ailleurs, continué le travail de concertation. L’objectif de cette proposition de loi est d’être à la fois opérationnelle et efficace. J’ai tout d’abord soumis ce texte au Conseil d’Etat pour qu’il soit le plus solide possible, en suivant l’ensemble des préconisations qui m’ont été faites. Pendant les débats parlementaires, nous avons également adopté tous les amendements de bon sens, quelle que soit l’étiquette politique de leurs auteurs. C’est donc un texte consensuel sur lequel, je l’espère, le Sénat va nous rejoindre.
Quel est donc le calendrier pour cette proposition de loi ?
Les rapporteurs sont en train de faire leurs auditions. Le texte arrivera en commission des lois du Sénat début décembre et en séance publique le 17 décembre.
Certains avancent que, si elle est votée, cette loi empêchera de parler librement sur Internet. Est-ce le cas ?
Absolument pas. L’objectif est, au contraire, de protéger la liberté d’expression. Je suis une femme politique et j’ai le cuir épais, comme on dit… Mais quand j’exprime des idées sur les réseaux sociaux, je réfléchis toujours à deux fois parce que, je l’avoue, je crains parfois une déferlante de haine que peut susciter chacun de mes propos. Pour moi, c’est là une liberté d’expression qui est en danger. J’imagine des personnes qui sont plus fragiles que moi et qui ne peuvent pas s’exprimer librement sur les réseaux sociaux parce qu’elles se font insulter, non pas en raison de leurs opinions, mais pour ce qu’elles sont, dans leur être, dans leur chair. C’est pourquoi cette proposition de loi vient protéger tous nos concitoyens contre les attaques liées à la dignité humaine.
Pour responsabiliser les plateformes, le cœur du texte crée une nouvelle obligation “sur mesure”. Ces plateformes devront à présent retirer sous 24 heures les contenus manifestement illicites, au risque d’engager leur responsabilité pénale si elles ne le font pas. Elles doivent retirer tout ce qui a trait à la prétendue race, l’ethnie, l’identité de genre, à la religion, au sexe, à l’orientation sexuelle et au handicap. En fait tout ce qui est discriminatoire dans notre droit, et porte atteinte à la dignité humaine.
Le second élément est constitué de toute une batterie d’obligations – les moyens que les plateformes vont devoir mettre en œuvre pour accomplir leur mission de régulation des contenus haineux. Ce sont des obligations de transparence, d’utiliser un nombre de modérateurs suffisant, des modérateurs humains, d’avoir des objectifs en matière de prévention, d’information des utilisateurs, de coopération judiciaire pour identifier les auteurs de contenus haineux… Les plateformes devront mettre en place tous ces éléments qui seront supervisés et contrôlés par le CSA, en tant que régulateur du numérique.
Ce texte n’oublie pas qu’il faut aussi poursuivre les auteurs plus efficacement, ce qui repose sur l’engagement des plateformes à travers les éléments d’identification, mais aussi sur la Justice qui doit, elle aussi, se doter de moyens. Il y aura dès demain la possibilité de déposer plainte en ligne et il y aura surtout un Parquet spécialisé, avec des enquêteurs et des magistrats qui connaissent à la fois les outils numériques et les limites de la liberté d’expression.
Pourriez-vous nous préciser quel sera exactement le rôle du CSA ?
Le CSA sera présent d’un bout à l’autre de la chaîne. Il va agir a priori, en donnant les lignes directrices et les recommandations aux plateformes pour l’application du texte. Tout n’apparaît pas dans la loi. J’ai justement voulu laisser une marge de flexibilité aux acteurs pour un certain nombre de dispositions. Le CSA les précisera, ce qui lui donnera de l’agilité pour changer et renouveler l’existant. Il sera également l’interlocuteur récurrent des plateformes pour partager les bonnes pratiques, pour répondre aux interrogations… et l’organe de sanction. Si le CSA détecte un comportement inapproprié de la part d’une plateforme, un manquement aux obligations de coopération, un manque de transparence ou, au contraire, une action de sur-censure… il pourra d’abord envoyer une mise en demeure pour rappeler ses obligations à la plateforme. Si cette dernière continue à ne pas s’y conformer, il pourra sanctionner à hauteur de 4 % du chiffre d’affaires mondial.
Le Parquet spécialisé est l’une des nouveautés proposées par ce texte. Quand verrait-il le jour et serait-il doté de moyens suffisants pour exercer pleinement ses missions ?
Il n’était pas présent dans le texte initial. Il constitue donc réellement la preuve de la volonté du Gouvernement de prendre aussi toutes ses responsabilités dans la lutte contre la haine en ligne. La réalité, c’est qu’aujourd’hui, le dépôt de plainte pour insultes sur les réseaux sociaux a très peu de chance d’aboutir. L’objectif de ce Parquet est de fonctionner sur la base du dépôt de plainte en ligne et d’être le fer de lance de notre politique pénale en matière de lutte contre la haine sur internet. C’est donc un Parquet qui aura vocation à poursuivre les auteurs de propos haineux en engageant tous les moyens nécessaires et en développant des techniques appropriées pour identifier et sanctionner ses auteurs, de l’amende aux stages de citoyenneté, en passant par les travaux d’intérêt général. Beaucoup de choses pourront être faites pour lutter contre ce fléau qui gangrène notre société.
Jusqu’à présent, c’était surtout la loi de 1881 qui était toujours appliquée en la matière ?
Nous sommes toujours dans le cadre de cette loi de 1881, mais c’est un texte technique, précis qu’il faut savoir maîtriser. Dans le cadre de mes auditions et de mes déplacements sur le terrain, j’ai pu comprendre que lorsque quelqu’un vient déposer plainte pour injures sur Internet, on se retrouve avec un sujet “loi de 1881 + numérique” assorti d’une certaine frilosité ou d’une certaine difficulté dans les procédures. Certains ont proposé de sortir de cette loi de 1881. Ma proposition est plutôt de rester dans le cadre de ce texte, qui est solide et même l’un des piliers de notre système judiciaire, tout en engageant des moyens adaptés, notamment des personnes physiques qui maîtrisent pleinement cette loi dans le domaine du numérique.
La nouvelle loi ne va donc pas limiter la liberté d’expression, mais elle va surtout la protéger…
Exactement. Aujourd’hui, les plateformes on déjà l’obligation de retirer les contenus haineux. Mais cette obligation est mal ficelée et mal encadrée. Les plateformes retirent donc beaucoup de contenus de manière proactive. Facebook, par exemple, nous dit retirer près de 65 % des contenus avant même leur publication. On ne sait même pas de quoi il s’agit : de contenus simplement dérangeants ou, au contraire, qui nécessiteraient de poursuivre leurs auteurs ? Actuellement les plateformes retirent sans contrôle.
Demain, elles seront contrôlées. Nous pourrons donc davantage protéger la liberté d’expression.
Ne délègue-t-on pas un pouvoir de censure aux plateformes ?
Depuis notre loi de 2004, les plateformes ont cette obligation de retirer les contenus haineux. Elles le font donc déjà. Mais surtout, il faut que nous reprenions de la perspective sur cette action. Par exemple, je suis dans un restaurant ou dans un bus. Si quelqu’un se lève et profère des injures à caractère raciste, on ne va pas attendre qu’un juge intervienne pour dire à cette personne de se taire ou de sortir. Tout le monde s’attend, légitimement, à ce que le patron du restaurant ou le chauffeur de bus agisse et fasse appliquer la loi dans ce lieu dont il a le contrôle. C’est la même chose pour les plateformes qui ont la maîtrise d’un espace. Elles doivent s’assurer que la loi s’y applique. Elles ne sont ni la police ni le juge, mais comme tout un chacun, elles veillent à l’application de la loi dans les espaces dont elles ont le contrôle.
Pensez-vous qu’il puisse y avoir un risque de sur-censure ?
En Allemagne, par exemple, même si nous n’avons pas encore le recul nécessaire, il a pu y avoir cette tentation des plateformes de retirer des contenus en cas de doute pour éviter la sanction. C’est pourquoi dans notre proposition de loi, nous avons un mécanisme extrêmement équilibré qui fait que si les plateformes s’adonnent à la surcensure, elles seront tout autant sanctionnées. Nous leur demandons d’appliquer la loi, pas plus, pas moins.
Au-delà des grands réseaux sociaux, il y a également les plateformes de jeux vidéo. Entreraient-elles dans le cadre de la loi ?
Bien sûr. Je pense, par exemple, au forum des 12-25 sur jeuxvideo.com. Au tout début de nos travaux avec Gil Taieb et Karim Amellal, nous avons rencontré les équipes du site. Il faut dire qu’en termes de modération, nous étions alors très, très loin du compte. Je les ai vus régulièrement depuis et j’ai constaté une évolution. Ils ont commencé par mener un véritable travail d’audit – il faut comprendre l’existant avant de vouloir améliorer –, nous avons mesuré les efforts et nous les avons accompagnés en ce sens, pour faire évoluer les choses. Ils seront naturellement concernés par ce texte.
Propos recueillis par Boris Stoykov, pour RésoHebdoÉco, association regroupant 27 titres de presse hebdomadaire économique régionaux en France. facebook.com/resohebdoeco