Christiane Feral-Schuhl, présidente du Conseil national des Barreaux était de passage à Dijon en février. Elle milite pour que, dans le cadre de la réforme à l’œuvre de la justice, les avocats aillent sur de nouveaux terrains où leur expertise peut faire la différence.
Le Journal du palais. Quelle est la raison de votre venue à Dijon ?
Christiane Feral-Schuhl. Je suis venue à Dijon en réponse à une invitation du Master de droit processuel de l’université de Bourgogne qui organisait un colloque dont la thématique était « Quel avocat pour le XXIe siècle ? » J’en profite aussi pour aller à la rencontre de mes confrères, comme le font l’ensemble des élus du Conseil national des Barreaux (CNB), dans une démarche de proximité et de rétablissement d’un lien abîmé entre ce Conseil national et les avocats. Nous décentralisons aussi certaines de nos assemblées générales. Cette année, par exemple, nous irons à Strasbourg et le bureau va aussi se rendre en outre-mer.
Vous parlez d’un lien abîmé entre le Conseil national des Barreaux et les avocats. Quelle est l’origine de la détérioration de ce lien et comment travaillez vous à le reconstituer ?
Il est toujours difficile d’analyser ce genre de situation. En arrivant à la présidence du Conseil, le 1er janvier 2018, nous avons fait le constat, moi et les autres élus, que les avocats s’étaient relativement peu mobilisés pour voter, et qu’ils ne se sentaient pas représentés par l’institution. Cela s’inscrit aussi dans une lame de fond beaucoup plus importante, qui touche aussi actuellement les institutions politiques, mais c’est à nous d’être à l’écoute et de comprendre ce qu’il en est. Nous avons donc entrepris ce travail qui consiste à essayer de comprendre quelles sont les attentes. Il y a des liens avec le CNB dans les Barreaux, d’ailleurs, parmi nos élus actuels figure un ancien avocat dijonnais. L’objectif est de faire en sorte que les avocats se sentent à nouveau représentés, et que notre parole publique soit bien celle que les avocats ont envie d’en- tendre. Nous avons changé notre communication, notamment en nous inscrivant dans les nouveaux modes qui régissent aujourd’hui celle-ci, tels que les réseaux sociaux.
Nous sommes aujourd’hui plongés dans un contexte social compliqué, avec les gilets jaunes d’un côté, mais aussi au travers d’une crise propre à la profession d’avocat. Plusieurs mouvements de grève ont eu lieu ces dernières semaines. Quelle est la problématique propre à votre profession aujourd’hui et comment les choses peuvent-elles s’améliorer?
Je considère que les avocats ont la chance d’être dans une profession réglementée, ce qui constitue des garanties données aux citoyens. Nous avons le secret professionnel, l’indépendance, la déontologie. Nous avons deux objectifs : le premier c’est de remplir totalement le périmètre du droit, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui et qui permet à certains acteurs d’occuper ou d’investir ce vide. C’est le cas notamment de certaines legaltech. Il faut donc faire en sorte que nous occupions la totalité de ce périmètre. C’est une chance sur laquelle il faut qu’on travaille. On doit aider les avocats à mieux se spécialiser, mieux identifier les zones géographiques où le besoin d’avocats se fait sentir. Il existe des spécialités où les avocats sont insuffisamment présents, par exemple en matière de fiscalité. On peut aussi citer la cyber-sécurité où les attentes sont gigantesques. Par ailleurs, au-delà de ce périmètre, rien n’empêche les avocats d’occuper le terrain et là les garanties qu’ils offrent sont un atout de compétitivité qu’ils n’exploitent pas. Je ne suis pas convaincue qu’il y ait trop d’avocats, au contraire, je pense qu’il y a une demande de droit et nos concitoyens ont pris la mesure de leurs droits, pas toujours de leurs obligations, mais il y a un besoin de droit. Les avocats sont parfaitement conscients que la justice a besoin d’être réformée. De plus, nous avons dans nos rangs beaucoup de jeunes intégrés dans la société du numérique, et de plus en plus de clients qui ont des exigences au sein de cette société du numérique. Mais deux difficultés se sont produites dans cette réforme : le curseur numérique a été placé beau- coup trop loin. Là où il devrait simplifier les relations d’un point de vue administratif, le volet humain de la justice a été gommé. On a perdu l’accès au juge, l’oralité. Le second problème, c’est la déjudiciarisation : cette notion, pour moi, devait ouvrir en grand les portes pour les avocats qui sont des acteurs de la démocratie. Cela devait permettre d’investir la médiation, la procédure participative, toutes ces matières dans lesquelles leur expertise et leur expérience, leur déontologie pouvaient apporter des solutions constructives.
Et ce n’est pas ce qui s’est produit?
Non, les initiateurs de la réforme ont choisi des acteurs privés, des associations avec des missions de service publique, ainsi qu’une place donnée aux legaltech sans labellisation. Les pouvoirs publics parlent d’une certification facultative là où nous, nous disons qu’elle doit être obligatoire. Nous touchons à la justice qui est un pilier de la démocratie et on n’a pas à ouvrir les portes de la concurrence sur un domaine aussi sensible. Cela ne signifie pas qu’on ne peut pas travailler avec des acteurs privés mais dans le cadre de marchés encadrés fournissant des garanties, et l’opendata en fait partie. L’avocat doit pouvoir conserver son métier de tradition et, dans le même temps, innover. Je connais personnellement deux avocates qui ont créé une application en matière de droit de la famille qui permet à leurs clients d’être accompagnés dans tous les actes après le divorce (passer d’un compte joint à un compte séparé, par exemple…) Autant de petites questions qui échappaient aux avocats. C’est, je trouve, une prolongation intelligente de leur métier et c’est une manière d’appréhender les besoins des clients.
L’avocat d’aujourd’hui est-il très différent de ce qu’il était il y a 15 ou 20 ans?
Il y a plusieurs métiers dans notre profession. L’exercice traditionnel, l’image de l’avocat plaidant au pénal existera toujours. Mais celui qui va conseiller pour une restructuration ne pense pas et n’agit pas comme le pénaliste. Pourtant, nous avons des valeurs communes. Les avocats doivent investir les nouveaux champs qui s’ouvrent à nous. Les outils de notre exercice professionnel mutent. Aujourd’hui, l’exercice de la profession n’a plus rien à voir avec ce qui se pratiquait il y a 30 ans.
L’un des fondements du débat judiciaire, c’est le débat contradiction. Pourtant, on a aujourd’hui, avec les gilets jaunes, l’impression que la contradiction est devenue plus difficile à accepter. Les avocats n’ont ils pas un rôle à jouer pour faire évoluer ce contexte ?
Il me semble qu’on le fait déjà, mais ce n’est peut-être pas assez audible. Plus globalement, ce qui m’étonne c’est qu’il y a une parole désinhibée, des clients agressent des avocats, on trouve aussi moins de respect entre avocats. Partout, il y a cette dégradation du dialogue. J’ai incité à participer aux état généraux de l’avenir de la profession, lancés bien avant le grand débat national et qui doivent se conclure fin juin à Paris. Plus de 1.400 propositions y ont déjà été faites.
Quel regard portez vous sur l’état de la justice en France ?
Sans surprise, elle a besoin d’une réforme ! Nous la voulions de plus grande ampleur mais il y a un problème de méthode : nous n’avons pas de vision globale de la réforme. Nous avons aussi le sentiment qu’on cherche à régler les problèmes par une gestion de flux, de stocks, et un basculement vers des acteurs privés.