Le régime de la preuve en contentieux prud’homal : la Cour de cassation charge l’employeur

Par Daniel Mingaud, avocat à la cour, spécialiste en droit du travail

«C’est celui qui dit qui l’est ! », c’est en ces termes et par cette boutade que Vladimir Poutine a répondu dernièrement à Joe Biden l’accusant d’être un « killer ». L’intéressé a rappelé qu’il avait tiré cette réplique (aux antipodes des échanges feutrés habituels propres à la diplomatie) de souvenirs de cours d’école, laissant peut-être entendre que « la vérité sort de la bouche des enfants ». Cette actualité nous rappelle que la charge de la preuve est une question clé, certes dans les relations internationales, mais plus largement dans la sphère juridique. En droit du travail, s’applique généralement le principe issu de l’article 1315 du code civil, selon lequel la preuve incombe à la partie qui demande (pour les latinistes actori incumbit probatio), autrement dit au salarié en contentieux prud’homal. Ce principe civiliste semble aujourd’hui sérieusement remis en cause.

Au cours de ce premier trimestre 2021, la jurisprudence de la Cour de cassation vient en effet de démontrer qu’en cas de litige, la preuve incombait surtout – et de plus en plus – à l’employeur, comme en témoignent ces trois arrêts majeurs.

JANVIER 2021 : LES HEURES SUPPLÉMENTAIRES SOUMISES AU RÉGIME DE LA PREUVE…

Par un premier revirement en 2020, la Haute Cour avait admis qu’en cas de litige relatif à l’existence ou au nombre d’heures de travail accomplies, il suffisait au salarié, non plus d’étayer, mais simplement de « présenter », à l’appui de sa demande, des éléments suffisamment précis quant aux heures non rémunérées qu’il prétendait avoir accomplies (Cass. soc. 18- 3-2020 n° 18-10 919 FP-PBRI : FRS 9/20 inf. 23 p. 43).

Elle a ainsi réduit drastiquement la charge de la preuve pour le salarié, et, par là même, renforcé sérieusement les obligations pesant sur l’employeur quant au contrôle des heures de travail effectuées.

Le déplacement du curseur s’est encore accentué en janvier 2021 dans un litige (Cass. soc. 27-1-2021 n° 17-31 046 FP- PRI, X. c/Laboratoire Demavic) où un commercial sollicitait le paiement d’heures supplémentaires en produisant certes un décompte quotidien et hebdomadaire des heures de travail, mais sans y soustraire ses pauses déjeuner. En toute logique, il ne pouvait ressortir de ce décompte, aucun calcul exact du temps de travail réellement effectué, rendant la recevabilité de ses demandes clairement sujette à caution.

La Cour de cassation en a pourtant jugé autrement, estimant que l’absence de mention de la pause méridienne dans le décompte des heures produit par le salarié ne suffisait pas à écarter sa demande en paiement d’heures supplémentaires…

FÉVRIER 2021 : LE FORFAIT ANNUEL EN JOURS SOUMIS À LA CHARGE DE LA PREUVE…

En février dernier, la Cour de cassation a considéré qu’en matière de forfait annuel en jours, la preuve du contrôle de la charge de travail reposait aussi sur l’employeur (Cass. soc., 17 février 2021, n° 19- 15 215). L’affaire concernait un chroniqueur d’Europe 1 qui contestait, à des fins spéculatives, la validité de la convention de forfait annuel en jours signée en 2001.

Rappelons que la convention de forfait annuel en jours doit être prévue par un accord collectif devant comporter certaines garanties relatives à la santé et à la sécurité des salariés concernés. L’employeur doit notamment surveiller la charge de travail des salariés en forfait jours, l’organisation du travail et l’articulation entre la vie professionnelle et la vie personnelle. En pratique, ce suivi est réalisé par le biais d’entretiens périodiques.

En l’espèce, le salarié pointait cette absence d’entretiens visés dans l’accord collectif pour contester la validité de cet accord.

Pour la société Europe News (exploitant Europe 1), c’était au salarié d’apporter la preuve du non-respect des dispositions de l’accord, et donc de l’absence de tenue d’entretiens d’évaluation sur certaines années (en l’occurrence entre 2005 et 2009)… Le message radio n’est pas passé auprès des hauts magistrats qui ont jugé qu’il appartenait à l’employeur de prouver qu’il avait bien respecté les stipulations de l’accord d’entreprise prévoyant la tenue d’entretiens annuels d’évaluation de la charge de travail du salarié soumis au forfait annuel en jours.

Une décision lourde de conséquence (financière) pour l’employeur puisque faute d’avoir pu justifier la tenue de tous ces entretiens, la convention individuelle du salarié est privée d’effet, et c’est la durée de travail classique de 35 heures hebdomadaires qui s’applique, ouvrant la voie à des demandes rappels d’heures supplémentaires.

MARS 2021 : LA RUPTURE CONVENTIONNELLE À CHARGE DE PREUVE…

En matière de rupture conventionnelle, même peine pour l’employeur, à qui il revient de prouver la remise d’un exemplaire de la convention au salarié (Cass. soc., 10 mars 2021, n° 20-12 801).

L’affaire concernait un manutentionnaire qui sollicitait la nullité de la rupture faute d’avoir été en possession de la convention pendant le délai de rétractation.

Rappelons que l’imprimé Cerfa relatif à la rupture conventionnelle doit être signé en trois exemplaires (un pour l’employeur, un pour la Direccte et un pour le salarié), et que c’est à compter de cette signature que débute un délai de rétraction de 15 jours ouvert à l’employeur comme au salarié.

Pour la Cour de cassation, la remise d’un exemplaire de la convention de rupture au salarié est en effet impérative :

• pour que chacune des parties puisse demander l’homologation de la convention à la Direccte ;

• et pour garantir le libre consentement du salarié, en lui permettant d’exercer ensuite son droit de rétractation en connaissance de cause.

Selon la Haute Cour, sans cette remise, ou à défaut d’en apporter la preuve comme en l’espèce, la convention de rupture est frappée de nullité, ce qui entraîne les conséquences d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse.

Pour éviter de tels risques, ayez le réflexe de mentionner expressément dans les formulaires Cerfa (qui ne le mentionnent pas !) que le document a bien été établi et signé en trois exemplaires, dont un remis, en main propre, au salarié, le jour de la signature.

Des salariés de plus en plus crus « sur parole ». Les dirigeants de plus en plus mis en défaut… Le régime de la preuve impose plus que jamais à l’employeur un formalisme aussi rigoureux qu’exemplaire dans la gestion de ses ressources humaines.