Le monde du champagne retient son souffle

La récolte des vendanges s’annonce qualitative cette année, un argument de plus pour les vignerons de ne pas décider d’un rendement trop bas.

Stupeur lors de la conférence de presse au cours de laquelle devaient être dévoilés les chiffres du rendement de la vendange 2020. Aucun accord n’a été trouvé entre les Maisons de Champagne et les représentants des vignerons. Une décision presque historique.

De la réunion annuelle du bureau exécutif du Comité Champagne, réunissant autour d’une table, vignerons et Maisons de champagne, et durant laquelle se décident les chiffres du rendement des prochaines vendanges, il n’aura filtré aucune information. Mais l’on imagine sans mal la tension qu’il a dû y régner durant la matinée, au visage grave du responsable de la communication du CIVC devant annoncer la nouvelle tel un couperet, à la presse réunie en nombre : cette année, aucun accord n’a été trouvé.

DES RENDEMENTS À LA BAISSE DEPUIS PLUSIEURS ANNÉES

En effet, 2020 n’est en rien comme les autres. La crise du Covid est passée par là, ajoutée à celle qui couve depuis quelques temps déjà : l’accumulation des stocks. Car avant même que n’intervienne la crise sanitaire, les caves de champagne étaient pleines. C’est pourquoi les chiffres de rendements décidés ces dernières années étaient à la baisse. En 2018, ils étaient de 10 800 kg par hectare et en 2019, de 10 200 kg / ha. Cette volonté vise à « maintenir un équilibre entre un approvisionnement conforme aux besoins des opérateurs et un niveau de stocks suffisants », insistait l’année dernière Jean-Marie Barillère, Président de l’Union des Maisons de Champagne et co-président du CIVC, à l’issue de ce même bureau exécutif. Ce fonctionnement est une spécificité champenoise, sur laquelle repose une grande partie de son économie. « L’impact de la crise sanitaire est colossal avec 100 millions de bouteilles invendues pour l’année 2020 soit une perte globale pour la filière évaluée à 1,7 milliards d’euros », estimait encore Jean-Marie Barillère, il y a quelques semaines.

Pour 2020, les spéculations allaient bon train. Des chiffres inédits oscillant entre 7 000 kg et 8 000/ ha étaient avancés. « Inacceptable », pour Yves Couvreur, président des Vignerons indépendants de Champagne. « Nous avons toujours réussi jusqu’alors à nous mettre d’accord avec le Négoce, dès le mois de juillet, partant du principe que le rendement devait être fixé à partir des caractéristiques qualitatives de la récolte et de l’évolution des marchés. Nous ne comprenons pas pourquoi le négoce propose des niveaux de rendement faibles qui ne correspondent pas à ses propres prévisions d’expéditions en 2020 », tempête quant à lui Maxime Toubart, Président du SGV Champagne.

Cela fait pourtant plusieurs semaines qu’une guerre qui ne dit pas son nom se joue entre les vignerons et les Maisons de Champagne. Le torchon a commencé à brûler lors de l’annonce par le SGV d’une décision menée avec les acteurs du Négoce de reporter, sous condition d’accord entre l’acheteur et le vendeur, les deux dernières échéances de la vendange 2019, soit celles de juin et septembre 2020, au plus tard les 5 octobre 2020 et 5 janvier 2021. « Nous avons dû prendre des décisions en responsabilité, face à une crise violente qui va changer et impacter le monde du champagne », soutenait Maxime Toubart. « Celles-ci ont été guidées dans l’intérêt du collectif. Les maisons ont besoin des vignerons et réciproquement. Je préfère qu’une échéance soit décalée plutôt qu’elle ne puisse pas être honorée du tout », estimait-il mi-mai. Une décision prise dans la douleur.

Il semblerait que la situation se soit envenimée depuis. Déjà mi-juin, les vignerons indépendants sont entrés dans la partie, appelant leurs adhérents à une grève des cotisations SGV au moins jusqu’au 22 juillet (date à laquelle le rendement devait être connu), face au refus du Bureau du SGV de permettre à leur président Yves Couvreur de siéger au Bureau exécutif du Comité Champagne. En creux, « l’inquiétude des vignerons de l’affaiblissement de l’influence du SGV » dû à la baisse des ventes de bouteilles du vignoble depuis 10 ans (22 % des manipulants en moins). « Il fallait un moyen de nous faire entendre. Je le rappelle, un rendement bas, surtout pour 3 ans, c’est la mort de la manipulation, d’un pan entier du vignoble », explique Yves Couvreur.

UNE PROCHAINE RÉUNION LE 18 AOÛT

Suite de l’épisode le 22 juillet donc. Dans un contexte électrique, chacune des deux parties a campé sur ses positions. Un dialogue de sourd avec des objectifs différents semble s’être installé. « Le Négoce prouve que son principal objectif est d’alléger ses stocks. Si les rendements sont en deçà des ventes, les conséquences seront lourdes avec la disparition d’exploitations et des licenciements économiques. Le SGV Champagne, pour sa part, défend un niveau de rendement qui corresponde aux ventes réelles de bouteilles de champagne en 2020 et qui permette d’assurer la pérennité du plus grand nombre d’exploitations. Les données économiques pour le mois de juin témoignent d’un rebond de l’activité notamment chez les vignerons », soutient Maxime Toubart. Du côté du Négoce, on ne souhaite pas commenter, les tractations allant bon train avant la prochaine réunion prévue le 18 août à 10 heures, soit deux jours avant le début présumé des vendanges. Compliqué pour l’organisation, notamment pour ceux qui passent par des prestataires et font appel à des vendangeurs payés à la tâche. D’ici là, d’autres données économiques seront disponibles, notamment celles du mois de juillet.

Si jamais, lors de cette seconde réunion, vignerons et Négoce ne parviennent pas à un accord, c’est l’INAO (Institut national de l’origine et de la qualité) sur proposition de l’ODG (organisme de défense et de gestion, en Champagne dépendant du SGV) qui prendra en dernier recours, la décision. « Le SGV doit se rappeler qu’il est ODG afin de peser sur les négociations », insiste Yves Couvreur. « Pour les manipulants, ce serait un minimum de 9 000 kg / ha », avance-t-il. Et pour arracher un accord à ce chiffre, le président des vignerons de Champagne présente d’autres pistes de réflexion : « Un des leviers pourrait être de suspendre le marché des vins clairs comme nous avons suspendu celui des vins sur lattes. Ce qui importe c’est le marché du raisin avec un coût de production satisfaisant.» Le vigneron prévient aussi : « La vendange s’annonce belle, qualitative, ne la faisons pas au rabais, nous ne sommes pas l’abri, les années suivantes, d’accidents climatiques. »

Les chiffres de l’économie du Champagne en 2019

• 16 100 vignerons
• 360 maisons de champagne
• 33 821 hectares de surface de production dont 24 033 ha dans la Marne, 7 235 ha dans l’Aube et la Haute-Marne et 2 553 dans l’Aisne et la Seine-et-Marne
• 301,9 millions de bouteilles (rendement 10 300 kg/ha)
• 5 milliards d’euros de chiffre d’affaires dont 3 à l’export
• 1 437 millions de bouteilles de réserve
• 297 561 896 bouteilles d’expédiées (72% par les Maisons de champagne, 28% par les récoltants et coopératives)
• Royaume-Uni (26,9 millions de bouteilles), États-Unis (25,6 millions de bouteilles), Japon (14,3 millions) sont le trio de tête des marchés extérieurs.