Culture. Alors que théâtres, salles de spectacles et lieux de culture sont encore fermés du fait de la pandémie, comment les artistes vivent-ils ce temps suspendu ? La Gazette du Midi a posé la question à Pierre Boisson, Quentin Dulieu et Claire Mateu, les têtes pensantes d’Arto, l’association qui promeut les arts de la rue.
Créée en 1989, Arto est une association qui favorise l’art de rue avec notamment une saison itinérante, le Festival de Rue de Ramonville, des actions culturelles et une aide à la création. L’association menée par trois « têtes », dont Pierre Boisson à la direction artistique du Festival, Quentin Dulieu et Claire Mateu à la coordination générale d’Arto et du Kiwi, œuvrent pour un partage différent des arts et tendent à favoriser les espaces d’expérimentations et de frictions à travers la culture. Explication avec une direction tricéphale sur les prochains projets de l’association et ce qui l’a nourri au fil des ans.
Pourquoi une direction à trois têtes et quels sont vos objectifs ?
Quentin : La nouvelle cellule de coordination d’Arto s’est mise en place entre 2012 et 2014. Elle est composée de Claire, Pierre et moi-même. Nous avons d’abord repensé l’organisation du Festival de rue et la saison itinérante de spectacles de rue qui ont lieu à Toulouse, Ramonville et les communes environnantes. Depuis octobre, suite à un partenariat avec la mairie de Ramonville, nous imaginons également un nouveau projet pour le Kiwi (ex-centre culturel de Ramonville). Nous sommes aujourd’hui une équipe de dix personnes provenant toutes du secteur associatif culturel. Nous militons pour un partage différent des arts et de la culture et souhaitons favoriser les rencontres et le « faire ensemble ». Nous sommes convaincus que nous avons besoin de la culture, des artistes, des penseurs, des poètes, etc. pour nous interroger, nous émouvoir, nous alerter et créer des liens.
Quelle est votre feuille de route pour les deux prochaines années ?
Pierre : Les objectifs sont de conforter le projet, multiplier les espaces de dialogue et de partenariat, favoriser la co-construction avec les autres acteurs du territoire ainsi que les habitants et de consolider l’accompagnement des artistes. Nous souhaitons être ouverts au maximum sur les forces vives locales.
Quel est le fil conducteur de la programmation ? Pensez-vous pouvoir maintenir les spectacles ?
Pierre : Nous programmons les spectacles qui nous interpellent le plus, le tout dans un spectre de thématiques et de registres artistiques très large. Nous accueillons aussi des nouvelles créations d’artistes régionaux notamment pour leur permettre de lancer leurs spectacles car le Festival de rue de Ramonville attire de très nombreux professionnels du spectacle qui viennent repérer des artistes pour les programmer ensuite dans leurs structures. Par ailleurs, la décision du maintien et du format du festival sera prise pendant l’été.
Claire : Après ce temps fort, nous enchaînerons avec la deuxième saison du Kiwi qui s’étalera d’octobre à juillet. Nous espérons qu’elle puisse avoir lieu comme prévu, mais si ce n’était pas le cas, nous imaginons avec les artistes et les partenaires d’autres actions. Cette saison fera la part belle aux arts de la rue et à des projets pour la jeunesse, comme des spectacles, des ateliers de pratique artistique, des sirops-philo, des expositions… Nous imaginons la création de balades avec des habitants, une fresque participative sur la façade, une fête du Kiwi avec un bal… Parallèlement, nous allons développer les collaborations avec d’autres structures du territoire et les habitants pour imaginer de nouveaux projets comme un groupement d’achat, le lancement d’un bar associatif, l’accueil d’une Amap.
Qu’avez-vous envie de transmettre à travers Arto ? A priori la question de la transition est un axe important du travail de l’association…
Quentin : Nous avons envie de favoriser les espaces d’expérimentations et de frictions à travers la culture. Il nous paraît primordial aujourd’hui de retrouver des espaces de dialogues, de reprendre le temps de la réflexion, mais aussi de la fête. Les propositions faites pour la jeunesse allieront découvertes de créations artistiques, rencontres et ateliers de pratiques. Il y aura donc des spectacles qui permettent de toucher le sensible, de soulever des questions, de se construire un regard sur le monde d’aujourd’hui. La transition écologique et sociale est ainsi centrale. Concrètement cela se traduit par différentes actions dans notre travail qui vont de l’implication de bénévoles à la compensation carbone avec un projet de plantation de haie avec des enfants, mais aussi des réflexions sur le travail, la co-construction, les rapports entre les genres, la création de moments partagés…
Combien d’artistes accompagnez-vous chaque année ?
Pierre : En temps normal sur le festival, c’est environ 30 compagnies de spectacle vivant et dix groupes de musiques pour près de 150 représentations sur deux journées et quatre soirées. Sur la saison en extérieur, qui court de mai à octobre, une vingtaine de compagnies supplémentaires venues de toute la France et parfois au-delà est invité. Nous accueillons aussi des compagnies en résidence dans les murs du Kiwi ou sur la place publique afin qu’elles bénéficient de conditions optimales pour créer leur spectacle.
Claire : Dans le cadre de la saison, ce sont environ 40 équipes artistiques accueillies pour 60 représentations, art de la rue et jeunesse confondus. Concernant le prêt de salle pour accompagner la création, lors de la saison dernière, 17 équipes artistiques ont été accueillies en création pour 153 jours (10 équipes jeunesse et sept arts de rue). Nous sommes en discussion avec nos partenaires et particulièrement la Drac pour disposer d’un budget dédié et mieux accompagner ces équipes artistiques et la création.
Comment s’organise Arto post-confinement ?
Quentin : C’est un un gros chantier car il y a encore beaucoup d’inconnu. Nous avons travaillé à la reprise du travail au Kiwi en élaborant un protocole sanitaire et nous relançons aujourd’hui quelques projets qui auront lieu dès juin et juillet comme des ateliers, un marché, des résidences d’artistes et une installation plastique en espace public (Légendes, du 4 au 17 juillet)… Nous préparons aussi le Festival de rue et la saison prochaine, avec nos partenaires, en travaillant à différentes possibilités en fonction du contexte sanitaire. C’est un vrai casse-tête, mais nous ne lâchons rien. Pendant le confinement, le télétravail a été mis en place rapidement et nous avons pris le temps pour développer une réflexion au sein de l’équipe que nous avons appelée « Pensons demain ». En s’appuyant sur des outils de l’éducation populaire, nous réfléchissons à nos manières de travailler et ce que nous pouvons changer ensemble d’un point de vue écologique et social et dans le projet porté par Arto.
Qu’est-ce qui vous inspire le plus souvent dans l’art de la rue? Y a-t-il un artiste, une compagnie qui a vous a particulièrement marqué pendant votre période chez Arto ou avant ?
Claire : De mon côté, il s’agit du spectacle Les Tondues de la compagnie Les Arts Oseurs que nous avons accueilli en 2018. Ce spectacle avait pour sujet les femmes tondues pendant la Deuxième Guerre mondiale et il était proposé à une vingtaine de femmes d’y participer en formant un chœur. En plus d’être un spectacle particulièrement poignant et plein de sens, cet aspect participatif lui ajoutait une dimension encore plus forte.
Pierre : J’ai un attachement viscéral au spectacle de rue. Il est aujourd’hui en pleine mutation (formes participatives, projets in situ…) alors que sa forme plus traditionnelle a encore un énorme potentiel. J’ai régulièrement des chocs artistiques en salle mais, sans vouloir les opposer, mon monde artistique est à l’extérieur. Car même si le fait de jouer gratuitement sur la place publique ne suffit malheureusement pas à attirer une réelle diversité de spectateurs, la parole artistique résonne, selon moi, très différemment que dans l’enceinte d’un théâtre.
Quentin : Pour ma part, je reste très attaché au projet franco-espagnol du collectif Nacapa Tanta accueilli en 2014. C’était un faux film réalisé au cœur des floralies à Ramonville avec la complicité des habitants. Suite à cinq semaines de travail sur place, les artistes habitaient le quartier pour créer une œuvre mêlant réalité et fiction. Une sorte de roadmovie piéton, chargé des mémoires intimes. C’était plein d’émotions, de poésie.
Pendant cette crise sanitaire, avez-vous lu un livre que vous avez envie de conseiller ? Une lecture qui vous a marqué ?
Claire : J’ai profité du confinement pour lire un grand classique, 1984 de George Orwell. Cette dystopie pourtant écrite en 1949 a particulièrement fait écho à ce que nous avons pu vivre pendant ce confinement. Il donne à voir des dérives que nous penserions inimaginables mais qui, finalement, ne sont pas si loin de certaines mesures prises.
Pierre : J’ai lu différents essais durant cette période, mais c’est un roman qui m’a «sauvé» et a réussi à m’amener dans un autre monde, pourtant bien plus tragique que la situation que l’on vit aujourd’hui. Le livre s’appelle Le Chemin des âmes du canadien Joseph Boyden et raconte l’histoire de deux jeunes amis issus des tribus indiennes du nord du Canada qui s’enrôlent dans la Première Guerre mondiale et combattent dans les tranchées françaises aux côtés des Alliés. C’est lumineux, riche, fin, instructif, habile, ça a réellement été mon échappatoire spirituelle durant ce confinement stressant !
Quentin : Je viens de terminer un petit essai Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce de Corinne Morel Darleux, qui m’a beaucoup touché. C’est une invitation à repenser notre éthique face à l’effondrement. Il y a beaucoup d’échos à ce que nous vivons aujourd’hui, c’est très beau et cela questionne sur une autre manière d’appréhender le monde, il y a urgence à nous repenser.
Quels films vous a bouleversé ?
Claire : J’ai pu découvrir le film turc Ko ğ u ş taki Mucizequi m’a énormément touché. Tout d’abord par sa beauté, décrivant à la perfection l’amour inconditionnel entre un père et sa fille. Ensuite parce qu’il renvoie à une réalité révoltante : la méconnaissance naissance du handicap et les conditions de jugement et d’incarcérations dans certains pays. Pierre:Le dernier film qui m’a touché c’est Guy d’Alex Lutz. J’aime beaucoup ce jeune acteur, scénariste et réalisateur. Pour moi c’est une « graine de grand », il a un regard sur la société et les rapports humains que je trouve très juste et subtil. Il a une quarantaine d’années seulement et je suis très curieux de connaître la suite de ses aventures artistiques. Quentin:Je pense à La Merditude des choses de Felix Van Groeningen. Un ovni avec des personnages complètement décalés, entre Brel et les frères Dardenne. C’est un cinéma magnifique qui parvient toujours à mélanger tragédie et comique…
Quelle musique vous nourrit en général ?
Claire : J’écoute énormément de musiques du monde, notamment de la musique réunionnaise comme Christine Salem ou encore Daniel Waro pour les plus connues. Ces sonorités m’apaisent autant qu’elles me donnent de l’énergie !
Pierre : J’essaie d’écouter, de comprendre, d’apprécier toutes les musiques. Mais à ce jour, je dois être honnête, le rock électrique des années 1960 et psychédélique des années 1970 est encore celle qui me raconte le plus de choses, qui m’accompagne dans ma vie personnelle et émotionnelle, et ce depuis qu’un génial prof de guitare m’a fait découvrir et décrypté ce monde artistique dans le détail quand j’avais une quinzaine d’années…
Quentin : Régulièrement je me fais des soirées découverte de musique. J’en écoute énormément, de tous les styles, tous les pays. J’aime ce qui me bouscule, me fait vibrer, voyager, des musiques récentes comme anciennes, underground comme main stream. Dernièrement, j’ai acheté Cuz I love you de Lizzo, qui est une bombe de bonheur groovy, mais aussi le dernier disque de Ventre de biche, qui à l’opposé est plutôt dépressif, une musique minimaliste avec une poésie mélancolique des temps modernes. La musique est une béquille, elle m’aide à penser, à me décloisonner…