L’une des missions de la Safer est de contribuer à un aménagement durable de l’espace rural, en agissant comme un organe de contrôle des transactions foncières agricoles. Or depuis quelques années, les sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural constatent l’existence d’un marché non régulé des cessions de parts. C’est pourquoi, la SAFER a porté la proposition de loi foncière « d’urgence » du député Jean-Bernard Sempastous. Explications.
«Les Safer sont en quelque sorte les sentinelles du foncier », expose Stéphane Martin, Directeur général de la Safer Grand Est. Les Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural permettent à tout porteur de projet viable – qu’il soit agricole, artisanal, de service, résidentiel ou environnemental – de s’installer en milieu rural. « Les projets doivent être en cohérence avec les politiques locales et répondre à l’intérêt général. » Ainsi, pour chaque vente, le notaire doit notifier l’organisme. « Ces 15 dernières années, les structures agricoles ont évolué, et avec elles, le marché du foncier », note le directeur général de la Safer Grand Est. Historiquement, l’accès au foncier se faisait par deux biais : l’acquisition immobilière (marché foncier) et la location. Or depuis plusieurs années, un nouveau marché se développe, à travers l’acquisition de parts de société détenant du foncier (SCEA, GAEC, EART, etc.). « C’est à ce moment-là que nous avons vu arriver des dérives, lors des cessions de parts de sociétés, indique Stéphane Martin. La Safer est informée, mais ne peut en aucun cas intervenir. C’est là tout l’enjeu de la loi Sempastous, qui prévoit un contrôle des transferts de parts sociales. »
MONOPOLE ET CONCENTRATION DES TERRES
La Société d’aménagement foncier et d’établissement rural du Grand Est a analysé les chiffres 2020 du marché des cessions de parts. Ainsi, en 2020, dans la Marne, 276 sociétés ont fait l’objet de cessions de parts pour un total de 31 660 hectares exploités, soit le marché « non contrôlé ». Dans le même temps, 4 246 hectares étaient notifiés à la Safer. « On a donc 88% des surfaces foncières agricoles ayant fait l’objet d’une cession qui l’ont été sans passer par aucune forme de contrôle de notre Safer », explique Stéphane Martin. Et ce cas de figure de cession mobilière et non plus immobilière, majoritaire aujourd’hui, pose tout un ensemble de questions. « Avec ce système, on arrive avec des exploitations qui peuvent dépasser les 2 000 hectares. On a eu le cas par exemple d’une entreprise de la Meuse qui détenait 20 exploitations agricoles et qui ambitionnait encore de s’agrandir. On touche du doigt, dans ce cas présent, le concept de ‘‘financiarisation’’ du milieu agricole, mettant en péril le modèle. » Non seulement les exploitations dites « familiales » disparaissent, mais avec ces transactions privées, c’est autant de foncier empêchant l’installation de nouveaux exploitants. « Un chef d’exploitation qui a 2 000 hectares, ce n’est pas lui qui gère. Et derrière, cela veut dire qu’il y a tout un système pour rationaliser au maximum les investissements. On est souvent sur de l’intensif et de la monoculture. »
ET L’ENVIRONNEMENT ?
En creux, outre la question du monopole, il y a aussi celle de l’environnement, de l’appauvrissement des sols et des conséquences dramatiques en termes de pollution des sols et de ruissellement d’eau. « Si la tendance est de dire, ‘‘il faut des supères structures pour supporter la concurrence’’, le modèle français n’est pas celui-là. » D’ailleurs, la Marne obtient « la palme » dans la Région Grand Est des cessions de parts par des sociétés, avec 276 pour 31 660 hectares alors que dans le Bas-Rhin, 58 cessions ont été enregistrées correspondant à 11 020 hectares exploités.
Pour autant, Stéphane Martin veut croire en la pérennité du modèle agricole français :
« Aujourd’hui, et cela a été renforcé par la crise du Covid, les consommateurs recherchent de la qualité et des produits élaborés en circuit-court. Le retour au local, la traçabilité, le bio font partie des nouveaux modes de consommation. » C’est pour garantir aussi cet esprit-là, que la Safer souhaite garder un contrôle sur les transactions. La loi du député Jean-Bernard Sempastous qui a été votée en première lecture à l’Assemblée nationale le 26 mai dernier, introduit un nouveau contrôle des titres de sociétés qui soumet à la validation des préfets les demandes de cessions de parts sociales lorsqu’elles sont supérieures à 40%. Dans la Marne par exemple, elles correspondent à 35 prises de contrôles pour une surface de 4 749 hectares.
À l’échelle du Grand Est, 81 prises de contrôles ont été effectuées sur une surface totale de 11 260 hectares. À titre de comparaison, la Safer a attribué, en 2020, 457 hectares à 134 attributaires sur 449 candidats ! « En 2020, il y a eu 22 prises de contrôles à plus de 90% de 2 285 hectares. Ces formes de cessions représentent cinq fois plus que l’activité de la Safer en surface et elles bénéficient à six fois moins d’attributaires », observe Stéphane Martin. « Avec cette même surface, la Safer aurait pu faire 300 attributions dont de nombreuses installations de jeunes car les candidats à l’installation sont là. »
DÉRÉGULATION DES PRIX
Demain, ces systèmes sont voués à s’amplifier, si le législateur ne prend pas la mesure de l’enjeu, d’autant que s’ajoute aux problématiques de l’accaparement et de l’appauvrissement des sols celle de la dérégulation des prix des terres. « S’il n’y a plus de frein, les prix s’envolent, les grosses structures étant prêtes à acheter 30 voire 40% plus cher une terre. Cela conduit à une hausse artificielle des prix, rendant l’accession au foncier à de nouveaux exploitants, totalement hors de portée. » Il y a ainsi un véritable équilibre à trouver, entre la liberté d’entreprendre et la sauvegarde d’un modèle agricole mais aussi social. « Toutes les agricultures sont nécessaires, nuance ainsi Stéphane Martin, mais il ne faut pas qu’il y en ait une qui prenne le pas sur l’autre et qui échappe à tout type de régulation, sinon cela créé un déséquilibre. » Les investisseurs étrangers ne s’y sont d’ailleurs pas trompés : à terme c’est aussi l’identité d’un territoire et d’un terroir qui est questionnée.
Le texte de la loi Jean-Sébastien Sempastous doit passer en deuxième lecture à l’automne pour un décret d’application début 2022. Ce contrôle se fera sur l’agrandissement entre une et trois fois la surface agricole utile régionale moyenne (SAURM). Un seuil établi sur proposition des syndicats agricoles eux-mêmes. « La Safer donnera un avis au préfet qui suivra ou non l’avis donné par le comité technique composé d’agriculteurs, de chasseurs, d’acteurs de l’agriculture et de la biodiversité. Il y aura la possibilité de discuter l’attribution d’une parcelle avec par exemple, une libération de terres en compensation. »