La crise : du désastre à la réinvention de la vie

Thierry Delcourt.

Psychiatre et pédopsychiatre, Thierry Delcourt est chercheur sur le processus de création et auteur d’essais, dont « Quand la crise devient une chance » (Eyrolles, 2018).

Quelle crise ? Singulière et plurielle, personnelle et collective, politique, sociale, existentielle, elle est tout cela à la fois. L’accumulation d’un profond mal-être lié au confinement, au péril économique, à la perte d’êtres chers, à l’insécurité, à la précarité, à la peur de la mort qui rôde autour de soi et de ses proches, aboutit à des débordements graves et préoccupants : conduites suicidaires, autodestructrices, violences familiales, addictions, repli, angoisse traumatique…

La préoccupation de chacun, que l’on soit parent, professionnel, employeur, simple citoyen est de tenter de prévenir ces débordements. Comment ? L’écoute, l’accompagnement, le dialogue, l’allégement des contraintes, le soin… si tout cela est connu, ça n’est pas toujours réalisable, et quand ça l’est, ça n’est pas suffisamment appliqué. Si l’aide est nécessaire, elle ne peut se substituer à une autre dimension essentielle : la ressource créative des individus et du collectif. Mais n’y a- t-il pas une contradiction entre les contraintes que la crise impose et l’invitation à laisser émerger sa créativité, qui s’associe à l’idée de liberté. Au contraire, les otages de terroristes dans des conditions rudes et une durée infinie en témoignent après-coup : s’ils n’avaient pas eu recours à leur imagination créative dans ce confinement extrême, ils n’auraient pas survécu. La créativité n’est pas qu’un outil à disposition pour entreprendre, créer des objets ou inventer des process, elle est une nécessité vitale face à tout obstacle de la vie, de la naissance au grand âge. On peut ajouter que si la capacité créative a été sollicitée par des conditions difficiles, on est d’autant plus apte à affronter les obstacles. Ceci est aussi valable pour l’individu que pour le collectif, l’entreprise, et même la nation.

Nous n’avons pas connu, pour la plupart d’entre nous, les camps de déportation, la sirène des bombardements, les caves, l’exode, la perte de plusieurs enfants et d’un mari transformés en chair à canon sur le front des guerres dévastatrices. Les quelques aînés qui restent, risquent d’être décimés par la vague du coronavirus. Pourtant, cela est gravé dans notre histoire : celle qui nous a été racontée avec pudeur par nos aînés, masquant le pire de ce qu’ils ont vécu, celle qui s’est inscrite dans notre inconscient collectif. Pas étonnant que l’angoisse soit décuplée quand il est dit que nous sommes en guerre, que cela va durer, et qu’il faut se confiner pour survivre. Pas étonnant que cette crise, et toute crise, réveille des comportements irrationnels d’accumulation et de phobies qui surpassent les recommandations de distanciation sociale, de confinement et d’hygiène stricte, ou au contraire des comportements de rébellion, de défi, de trompe-la-mort.

Nous l’avons connu avec le virus du sida et la propagation d’un délire xénophobique à l’égard des homosexuels, des marginaux et des toilettes publiques. On ne peut reprocher ces réactions de défense d’une population insécurisée, contrainte, envahie par la peur et le sentiment de persécution, et qui cherche à se protéger d’un danger invisible, quitte à se perdre dans des conduites odieuses, celles qui visent des professionnels de santé enjoints à quitter leur domicile sous la menace de voisins, celles de délation et de profit cynique qui rappellent les pires moments de l’occupation…

Peut-on espérer que cette crise ouvre les individus sur le collectif, avec empathie et respect de l’autre comme condition de liberté et de fraternité ? Peut-on espérer ce « plus jamais comme avant » qui rendrait la société plus juste et plus humaine ?

Je le crois et l’ai écrit dans Quand la crise devient une chance*. Pour cela, il s’agit de penser à l’autre, à sa souffrance au regard de la sienne, plutôt que de se contenter de tirer son profit et son plaisir immédiats, il s’agit de prioriser l’empathie qui manque cruellement dans notre société : prendre des nouvelles, aider, respecter les personnes engagées et en danger (police, pompiers, soignants, caissières…). On constate des initiatives qui vont dans ce sens, mais beaucoup reste à faire car on ne peut pas se contenter d’applaudissements à 20 heures pour exorciser sa peur de mourir du Covid-19 ou avoir bonne conscience, il faut une reconnaissance à tous les niveaux, y compris les salaires, la retraite, la considération sociale réelle avec mesures répressives à l’appui en cas d’irrespect.

TRAVAIL ET ENGAGEMENT

Face à cette crise grave, il s’agit d’aller à l’essentiel, donc de définir ce qui est essentiel et de le préserver coûte que coûte. Reste à hiérarchiser les priorités, ajuster leur compatibilité avec le confinement, évaluer les risques (tenue des élections, fonctionnement des entreprises, tenue des examens, déplacements, livraisons…). Et seulement après, on fait des choix, forcément douloureux mais indispensables. Ces choix supposent une concertation intelligente avec les acteurs privés de l’économie en écoutant leurs propositions inventives sur le maintien de la production et des services grâce à une adaptation aux conditions de confinement. Prenons un exemple : quand le froid est extrême, les pingouins adaptent leur flux sanguin pour éviter que leurs organes vitaux ne se refroidissent trop, et une fois sur deux, leurs extrémités ne sont pas irriguées par la circulation sanguine. Certes, les extrémités sont plus froides mais elles sont encore nourries. C’est la même chose pour les entreprises, artisans et professions libérales.

Cette crise oblige à s’adapter de gré ou de force aux nouvelles technologies quels que soient l’âge et le lieu d’habitation, en sachant qu’il y aura des laissés-pour-compte. On observe que le développement du télétravail, téléconsultation et visiocommunication fait un bond en avant, sans forcément perdre la qualité du lien social à condition d’y veiller. Enfin, le confinement modifie notre rapport au temps et à l’espace. C’est l’occasion de reprendre le travail de fond que l’on a tendance à différer quand on est pris dans le rythme frénétique de la vie soi-disant normale. Réorganiser ses priorités de travail, d’engagement, lire sa presse professionnelle, réfléchir, écrire l’article qu’on s’était promis de rédiger…

SANTÉ ET CONFINEMENT

La sédentarité est notre ennemi et le confinement ne veut pas dire absence d’activité physique. L’anxiété, l’ennui, la mise en danger financière et professionnelle conduisent à fumer, à boire plus que de raison, à grignoter pour s’apaiser, à perdre un rythme de vie structuré. Or, c’est le contraire qui permet de tenir dans la durée face à ces conditions impropres à la vie. Facile à dire, pas facile à faire que de veiller à préserver un rythme actif, tout en se donnant du temps.

Quant à la santé psychique, sans contact ne veut pas dire sans chaleur affective : comment témoigner d’une affection à ses proches sans contact, difficile, plus facile avec ses collègues, ses relations. Le contact passe par le regard, la parole, ce qui permet de préserver l’essentiel. Prendre le temps d’écouter, réapprendre à vivre ensemble, à jouer, à se parler vrai devient un bien pré- cieux, plus que d’avoir les yeux rivés sur son portable sauf en visiocommunication qui permet de se relier avec tous, y compris les personnes que l’on a eu tendance à négliger pour cause d’éloignement, de fossé générationnel, de rythme frénétique.

LA COHABITATION ET LE TÉLÉTRAVAIL

Le confinement est plus facile quand on vit dans une maison avec jardin et de l’espace pour soi et ses enfants. On peut s’isoler, préserver des activités physiques. On peut aussi préserver les moments intimes. Dans un petit appartement, cela devient une épreuve pénible, avec un risque de violence et d’exacerbation de tensions à tous niveaux. Comment s’organiser quand on a besoin de calme pour télétravailler, téléconsulter un médecin ? Quelle règle établir pour faire respecter une discipline familiale afin de ménager ce temps et cet espace… il n’y en a pas une seule, c’est l’affaire de chacun.

Cohabiter, c’est aussi faire ensemble, donc participer : cuisine, tâches ménagères, courses, sortir le chien. Ces tâches pèsent toujours principalement sur les femmes, avec le risque qu’elles n’y résistent pas dans la durée, surtout si elles doivent assumer à la fois leur télétravail qui peut être une bouffée d’oxygène dans ce confinement. Cohabiter, c’est aussi soutenir la personne qui déprime en l’aidant à relativiser, en lui parlant de ce que nos aînés ont vécu pire que ce confinement vivable, en rappelant que c’est parce qu’ils ont tenu contre vents et marées, qu’elle vit et qu’elle retrouvera elle aussi sa liberté.

Pour les personnes seules qui subissent l’isolement, la solitude conduit à la dépression et à la perte des capacités, notamment le glissement cognitif des personnes âgées vers la sénilité. Si on ne laisse pas seuls ses aînés, si on prend soin d’eux, il revient à eux aussi de solliciter leurs proches. Ils doivent rester actifs. On doit leur imposer de téléphoner, de se mettre à la fenêtre, de faire la cuisine, de prendre des nouvelles de leurs voisins, de ne pas hésiter à faire appel à leurs proches et aux nombreux bénévoles, toujours prêts à leur rendre service.

L’APRÈS-COUP ET L’ESPOIR DU « PLUS JAMAIS ÇA »

On le sait, tout le monde y laissera des plumes sur le plan financier, professionnel, et même personnel avec la recrudescence de conflits entre proches, des mots de trop et des divorces. L’aide psychologique est, et sera nécessaire pour éviter les déchirements et les dépressions.

Plus jamais ça, on l’entend tout en sachant que cela risque fort d’être toujours comme avant, car les enjeux économiques et politiques sont plus forts que l’intelligence humaine. La société a besoin de penseurs, pas de donneurs de leçons ni de ceux qui profitent politiquement de la situation.

Dans le contexte de mondialisation décomplexée, en roue libre sur la pente du péril écologique, et maintenant épidémique, qui prendra le leadership pour tenter d’infléchir la course en avant vers une destruction de l’humanité ? Aujourd’hui, des personnalités politiques déclarent qu’elles vont œuvrer dans ce sens. Qu’en sera-t-il, une fois l’épidémie circonscrite ? Qu’en sera-t-il quand il faudra reconstruire l’économie, mais quand les marchés financiers spéculeront sur la crise ? Qu’en sera-t-il quand des pays expansionnistes tenteront de gagner des parts de marché au sortir de la crise ? Alors, plus jamais ça ? Si tous l’espèrent dans leurs déclarations, qui le mettra en pratique ?