Jean-Paul Omeyer : « Il y a le risque de perdre 35 à 40 % de licenciés »

Jean-Paul Omeyer.

La crise sanitaire et ses répercussions sur les milieux sportifs racontées de l’intérieur par Jean-Paul Omeyer, vice-président de la Région Grand Est, en charge de la compétence depuis 2015. Un élu vigilant, mais forcément préoccupé. 

Depuis l’annonce du reconfinement, vous passez combien d’heures par jour au téléphone ?

« Au téléphone ou en visio, cela représente entre six et dix heures par jour. Avec beaucoup d’appels de présidents très inquiets, et c’est légitime, mais aussi l’organisation de réunions, des rencontres ministérielles ou, comme c’est le cas demain (1), avec l’Élysée, pour trouver des solutions de soutien aux clubs et au monde du sport en général. » 

Quelles sont les principales doléances des dirigeants qui vous sollicitent ?

« Il y a différentes problématiques : celles du monde amateur, celles du sport professionnel et celles propres au secteur des loisirs sportifs marchands, à savoir les salles de sport par exemple. Pour ce domaine précis, tous les dispositifs à destination des entreprises – la prise en compte des loyers, les exonérations de charges, les fonds de solidarité, etc. – sont disponibles. Mais plus la crise va durer et moins ces dispositifs seront suffisants. Le monde amateur, quant à lui, est celui qui a pris le plus gros coup car il a été fermé de mars à septembre, c’est-à-dire à une période où tous les “petits” clubs organisent des manifestations extrasportives assurant 80 % des ressources nécessaires à la saison suivante. Or je rappelle que dans le Grand Est, 92 % des communes comptent moins de 2 000 habitants… Quant au sport professionnel, les inquiétudes sont de plusieurs ordres : elles portent sur l’absence de billetterie, sur les partenaires, mais aussi sur les droits télé, comme on le voit avec Mediapro2. Ce sujet précis est une véritable épée de Damoclès au-dessus de tout le sport français, puisque le budget du ministère émane d’un prélèvement sur les droits télé. Nous travaillons d’arrache-pied pour trouver, avec les différents acteurs, les outils capables d’accompagner ces trois secteurs. » 

Lesquels précisément ?

« Au niveau national, on travaille actuellement à la concrétisation des mesures annoncées la semaine dernière par le président de la République : un fonds de 400 millions à destination du sport, comprenant une part de compensation de billetterie pour les disciplines relevant d’une Ligue dite “professionnelle”. Il y a des clés de répartition à vérifier, des critères à définir. Cela devrait représenter 107 millions. Il faut aussi concrétiser un fonds de solidarité complémentaire. Nous allons remettre sur pied une opération à hauteur de 15 millions. Dans le Grand Est, nous avons, par le biais de ce fonds, perçu cette saison la somme de 839 000 euros. Celle-ci a été répartie en complément des fonds de solidarité Région, Département et collectivités locales. Nous travaillons ensemble pour déterminer le périmètre permettant de toucher le maximum de structures, et surtout les plus petites, qui ne sont pas aidées habituellement. Elles ont besoin d’un coup de pouce pour redémarrer. La Région va ajouter 100 000 euros au fonds de solidarité SoutiensTonClub.fr3 à destination de ces petites structures. Avec la première enveloppe, nous avons pu accompagner 190 clubs, avec une aide de 500 euros pour relancer la saison. Actuellement, il y a devant nous des attentes à la même hauteur. Il faut également des aides aux Fédérations, pour leur permettre de gonfler encore plus leurs projets. Les Fédérations gèrent l’ancien Centre national pour le développement du sport (CNDS), donc c’est le sport qui gère l’argent du sport pour le sport, et cet argent doit descendre jusque dans les territoires. À terme, enfin, 100 M€ sont prévus pour le Pass’Sport, qui doit faciliter la reprise de licences et de cotisations dans les clubs. Les modalités de mise en place restent à trouver. » 

Et concernant l’emploi ?

« Les aides vont, elles aussi, être relancées, et même doublées. À travers l’Agence nationale du sport, on va mettre 40 millions sur la table : 20 millions en 2021, 20 millions en 2022, pour essayer de passer au niveau national de 5 300 à 10 600 emplois dans le sport. L’idée étant, puisque l’on est beaucoup en territoire rural ou périurbain, d’essayer de monter des postes mutualisés entre plusieurs clubs afin de proposer des emplois à temps plein, de les sécuriser, et d’accompagner plusieurs structures. Nous voulons créer un corps de métiers pouvant s’inscrire dans la durée. » 

Vous avez évoqué le Pass’Sport, et à travers lui la reconquête des licenciés. La fuite à laquelle nous assistons actuellement constitue votre principale crainte ?

« Il y a peu de pertes au niveau des jeunes. Le seul point, c’est que les parents attendent, avant de payer la cotisation ou la licence, d’être sûrs que la saison va bien avoir lieu. En revanche, on a perdu du monde chez les adultes et auprès des bénévoles. Ces derniers sont souvent plus âgés, ils ont été touchés par la pandémie, dans leurs familles on les incite à la prudence. C’est un vrai sujet. Je vis dans le Haut-Rhin, où nous avons été fortement impactés par la première vague : il y a beaucoup de “casse” concernant le bénévolat. » 

Cette crise du bénévolat est toutefois antérieure à l’épidémie. Que faire pour y remédier ?

« Je ne suis plus un perdreau de l’année… À mes débuts, les anciens disaient déjà que ma génération serait la dernière. Et puis nos enfants, à leur tour, ont pris des responsabilités dans les clubs. Il y a une perte, c’est évident. Mais il y a heureusement des gens qui continuent de s’investir, et c’est à nous de leur faciliter les choses en identifiant un statut du bénévole. C’était l’un des enjeux du projet de loi “sport et société”. Il faut une forme de reconnaissance, à travers des actions de formation ou la possibilité d’être libéré de son emploi une ou deux heures par semaine pour intervenir dans un club, par exemple. Je regrette que l’on ait abandonné l’idée de traduire les années de bénévolat en quelques points de retraite supplémentaires. On cherche d’autres options. » 

À ce stade de la crise sanitaire et des confinements, des clubs sont-ils menacés de disparition ?

« Grâce aux millions d’euros débloqués, les collectivités – État confondu – ont sauvé la quasi-totalité des clubs sur la saison 2019-2020. En revanche, les saisons 2020-2021 et 2021-2022 seront très compliquées. Les simulations effectuées laissent craindre, si l’on ne trouve pas de solutions, la perte de 35 à 40 % des licenciés. Aujourd’hui, ces pertes s’élèvent à 20 % pour un tiers des Fédérations que nous avons sondées. Si on perd 35 à 40 %, cela se traduira, oui, par des disparitions de clubs. » 

Quelles sont les disciplines pour lesquelles vous nourrissez le plus d’inquiétudes ?

« Les sports de contact et les sports collectifs. L’équitation et les sports de nature, eux, se portent mieux. Il n’y a qu’une exception dans les sports co’, c’est le rugby. Mais c’est lié aux résultats et à la nouvelle manière de jouer de l’équipe de France, sans aucun doute possible. » 

Des disparités se font-elles jour en fonction des différents territoires qui forment le Grand Est ?

« Plus on se trouve dans les zones rurales, avec une faible densité d’habitats, plus les distances sont longues, et plus c’est difficile. Mais les disparités se matérialisent surtout au niveau des strates : j’ai beaucoup de craintes pour les sports dits “professionnels” et pour les sports amateurs de haut niveau évoluant en Nationale 1 ou en Nationale 2, par exemple, qui ne rentrent pas dans les critères d’aides au sport professionnel. Les clubs pratiquant en salle sont en première ligne. Il a fallu longtemps à Paris avant de comprendre que la jauge de 5 000 spectateurs n’est pas un critère audible, car les salles de 5 000 places sont rares en France ; on est plutôt sur des salles de 1 000 ou 2 000 places. Ces clubs vivent essentiellement de la billetterie et des recettes de partenaires présents lors des matches. Nous sommes parvenus à faire en sorte qu’ils soient concernés par les mesures de l’État, mais par exemple la Division 2 féminine de handball n’a pas obtenu le statut professionnel. Cela signifie pas de droit aux aides, pas le droit de s’entraîner non plus. C’est très délicat et dangereux. » 

En parlant de sport professionnel, et compte tenu de l’urgence sociale qui balaie le pays, comment faire entendre au grand public qu’il s’agit là aussi d’un secteur méritant d’être soutenu ?

« C’est une vraie question. Avec les ministres, et cela a commencé avec Thierry Braillard, lorsqu’il était secrétaire d’État (entre 2014 et 2017, ndlr), nous travaillons pour changer le modèle économique du sport professionnel. Afin que ce modèle ne repose pas seulement sur l’argent public, même si la crise a montré que les clubs les plus aidés par les collectivités sont ceux qui s’en sortent le mieux. J’en parlais avec Laura Flessel, lorsqu’elle était ministre des Sports (de 2017 à 2018, ndlr) : le budget du ministère à l’époque était de l’ordre de 470 millions, c’est-à-dire 60 % du budget du Paris SG. L’argent public ne peut pas suivre. Regardons ce qui se fait en Allemagne, en Espagne, en Angleterre, en Italie : les clubs sont organisés comme des entreprises, avec des financements privés, et gérés par des directoires rémunérés pour faire “tourner” ces entreprises. » 

Sommes-nous arrivés au bout d’un système ?

« Cela va prendre du temps avant de concevoir un nouveau modèle, il ne faut pas rêver, mais je note que les choses bougent. Le président de la République a parlé du sport comme d’un vecteur économique, le ministère du Travail a évoqué la plus-value économique apportée par le sport ; ce sont des discours que l’on n’entendait pas dans le passé. On commence à changer de langage. Regardez l’impact d’un club sur le territoire : actuellement, sur le secteur de Metz-Nancy, le traiteur le plus célèbre perd 70 % de ses recettes parce qu’il n’y a plus de match. Le sport est un facteur de développement économique, en interne, mais aussi au travers de ses effets induits, indirects. Hors paris sportifs, et hors impact des collectivités, on se situe sur un chiffre d’affaires de 100 à 110 milliards par an. » 

Revenons aux restrictions. Les clubs, les pratiquants, ont mal compris certaines d’entre elles : la règle du rayon d’un kilomètre par exemple ou l’impossibilité de s’entraîner en pleine nature. Le gouvernement s’est-il montré trop inflexible selon vous ?

« Difficile à dire. Tout à l’heure, j’étais au téléphone avec le maire d’une commune de moins de 500 habitants située en moyenne montagne. Quand on est là-bas, un kilomètre- une heure, cela ne veut rien dire. Au centre de Paris, en revanche… Quand on est en responsabilité dans une situation telle que celle que nous connaissons, les décisions sont toujours sujettes à critiques. Il y a le premier brassage, dans le cercle familial, le deuxième, au lycée ou dans la vie professionnelle, et le troisième, dans la rue : moi, je suis d’avis qu’il faut limiter au maximum. C’est la raison pour laquelle, à titre personnel, j’étais favorable à une suspension des championnats jusqu’à Noël, pour ensuite mieux s’organiser. » 

Quelle est la nature de vos relations de travail avec la ministre des Sports, l’ancienne championne du monde de natation Roxana Maracineanu ? Vous êtes alsacien, et elle-même a conquis ses plus grands titres lorsqu’elle était licenciée au sein du club de Mulhouse…

« Elle venait aussi souvent nager à Cernay, à 10 kilomètres de Mulhouse, où j’ai été le premier adjoint. On s’est croisé quelques fois à l’époque. La ministre se défend pour faire entendre la voix du sport. Il y a eu des avancées, elle a su ne pas lâcher sur certains dossiers. » 

Vous défendez l’idée que le sport est un service public. Cette crise renforce votre conviction ?

« Oui. La notion de service public a trouvé toute sa logique à travers le sport santé. Nous comptons dix-sept maisons sport santé dans la région Grand Est. Tous les départements sont couverts, sauf la Meuse où il n’y a pas encore de candidature. Il en va de même pour le sport en entreprise, qui est désormais écarté des avantages en nature impactés fiscalement sur les fiches de salaire. Un salarié faisant du sport, c’est entre 10 et 14 % de rendement supplémentaire, 28 % d’absentéisme en moins et 300 euros d’économies par an pour la Sécurité sociale. Ce n’est pas neutre. » 

Le coup d’arrêt du Covid-19 remet-il en cause l’organisation des conférences régionales du sport, censées réformer les modes de gouvernance entre État, collectivités territoriales, mouvement sportif et financeurs privés ?
« Ces conférences vont servir à construire le projet sportif propre au territoire. Or, depuis le début de la crise, nous sommes en conférence régionale permanente pour harmoniser nos actions. Pour l’heure, nous sommes dans l’attente de la première assemblée générale qui élira un président. Dans le Grand Est, nous avons la chance d’avoir élaboré lors des fusions un schéma régional sur le développement du sport qui va servir de fondations à cette conférence régionale. Nous avons de l’avance. » 

L’actualité, ce sont aussi les Ligues de football et de tennis d’Alsace qui ont exprimé des velléités de reprendre leur indépendance. Quelle est votre position ?

« Elle est très claire, et je ne veux pas engager de débat. Il y a deux textes existants : le Code du sport, qui gère l’organisation du sport sur le territoire ; et la loi Notre, qui fixe les compétences. Il suffit de les appliquer. » 

Votre mandat va s’achever dans quelques mois, à un moment où le sport n’aura jamais été aussi affaibli. Cela peut-il vous inciter à rempiler auprès du président Jean Rottner ?

« D’une part, on ne sait pas quand auront lieu les élections. De l’autre, il y a suffisamment à faire actuellement dans l’accompagnement du monde du sport pour ne pas s’occuper d’autre chose. L’ambition que je porte, c’est que le sport garde toute sa place et toute sa compétence tant au niveau régional que national. Il n’y a pas d’autre sujet en l’état. » 

Propos recueillis par Pierre Théobald (la Semaine)

(1) Entretien réalisé le lundi 23 novembre. 

(2) Ayant suspendu ses paiements, le principal diffuseur du football en France est en conflit avec la Ligue de football professionnel. 

(3) Cette fondation permet à toute entreprise ou personne privée d’effectuer un don – défiscalisé – au club de son choix. 

CV EXPRESS 

Il le dit lui-même : Jean-Paul Omeyer, 71 ans, originaire de Thann (Haut-Rhin), n’est plus « un perdreau de l’année ». En sa qualité de vice-président du Grand Est, c’est lui, à partir de 2015, qui a piloté l’épineux chantier de la fusion des ligues sportives au sein de la nouvelle région constituée. Éphémère professeur d’EPS, l’Alsacien avait rapidement bifurqué pour rejoindre les services de Jeunesse et Sport. Au plan politique, il a occupé durant deux décennies les fonctions de premier adjoint au maire de Cernay (68 000 habitants). Avant de présider la commission sport du Grand Est, il avait fait ses armes dans les mêmes responsabilités au sein du conseil régional d’Alsace.

Par ailleurs, Jean-Paul Omeyer est le père de Thierry, l’ancien gardien de but de l’équipe de France handball, multiple champion d’Europe, du monde et olympique. Lui-même a longuement fréquenté les gymnases, en tant que joueur, entraîneur et arbitre durant près de 25 ans.