« Je scrolle donc nous sommes ? »

Lors d’un webinaire organisé par Discrupt’Campus Toulouse, universitaires et praticiens ont analysé l’impact du numérique sur nos rapports à l’autre. 

Quel est l’impact du numérique sur nos rapports à l’autre ? La question fait débat au sein de la communauté scientifique comme l’a montré la visio conférence organisée le 8 octobre dernier par Discrupt’Campus Toulouse.

Hervé Le Crosnier, éditeur et cofondateur de C & F et maître de conférences en informatique et culture numérique à l’université de Caen, a pour sa part une approche généraliste. Il constate le passage « de l’utopie à la dystopie » de l’internet, déplorant la domination des Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) et l’absence de la redistribution de leurs profits. « On n’est plus dans le yes we can, mais le yes we scan », affirme-t-il, avant d’attirer l’attention sur la surveillance dont les utilisateurs font l’objet. Il distingue la surveillance du contrôle. Selon lui, « l’industrie de l’influence, celle qui nous surveille, cherche à influencer principalement aujourd’hui notre consommation, nos idéaux, etc. » Mais ajoute-t-il, « on n’en est pas encore au stade de la société de contrôle au sens que lui donnait Deleuze dans les années 70 ». Afin de limiter cette surveillance, il faut selon lui « des actions politiques. La loi ne suffit pas ». Il s’interroge ensuite : « Sommes-nous instagramables ? ». Internet est le lieu de représentation des individus selon lui. Dans le monde physique, explique-t-il, l’identité englobe l’aura, ce qu’on projette alors que sur Internet, qui est un « média froid », ces sentiments ne sont pas perçus et selon lui, « nous sommes toujours en représentation ». Il faut, selon Hervé Le Crosnier, apprendre à gérer son avatar numérique, un réel enjeu scolaire.

Partisan d’une approche plus philosophique, Camille Roelens, enseignant chercheur à l’Institut national supérieur du professorat et de l’éducation, souligne également la nécessité d’un apprentissage. La société des individus ouvre des potentiels formidables, mais doit être encadrée. Cet apprentissage doit être fait à l’école, mais pas seulement, explique Camille Roelens : « L’autonomie individuelle se développe en famille, par les usages ». Selon ce chercheur, le numérique apporte un rapport à soi différent. Il permet l’expression de tous comme le souhaitait Kant. Ces rapports sont encadrés, ajoute Camille Roelens qui opère une distinction entre l’ordre de la légitimité et de la légalité. La légalité relève de la loi tandis que la légitimité résulte de ce que les gens sont prêts à respecter ou pas. C’est la légalité qui s’adapte, affirme-t-il, « les idées gagnent toujours ».
Adoptant une approche plus pessimiste, Évelyne Broudoux, maître de conférences en Sciences de l’information et de la communication à l’Institut national des techniques de la documentation, estime que le numérique accentue le fossé social et renforce les stéréotypes. La situation sanitaire a ainsi mis en évidence, durant le confinement, les difficultés rencontrées par de nombreux jeunes scolarisés ne disposant pas d’un équipement adéquat. Dans ce monde où les grands groupes sont omniprésents, elle constate qu’ils ont eux-mêmes créé leur propre droit, et que nous sommes dans la situation de « David contre Goliath ». L’expression sur internet, de plus n’est pas libre, affirme-t-elle. « On donne un moule à la parole, dans lequel elle peut s’exprimer. Or, ce moule n’est pas neutre ». Reste tout de même un point positif selon Évelyne Broudoux, à savoir l’aboutissement de certaines luttes sociales commencées bien avant Internet, avec l’émergence des mouvements encourageant la prise de parole des femmes tels que #BalanceTonPorc ou #MeToo.

Marine de La Clergerie, avocate en droit du numérique formule, pour sa part, des recommandations. Il est nécessaire de faire respecter ses droits face aux Gafam, affirme-t-elle, avec éventuellement l’appui d’associations. La multiplicité des règles au niveau étatique et européen montre que des avancées ont été faites dans cette lutte. Les règles sont les mêmes dans le domaine numérique que dans le monde physique, cependant, il faut faire un effort de pédagogie reconnaît-elle. Les principes tels que la liberté d’expression, le respect de la vie privée restent méconnus et les sanctions afférentes également, surtout chez les jeunes. La responsabilisation de tous est enjeu important s’agissant tant des hébergeurs que des utilisateurs, punissables pour des faits commis sur Internet. La loi contre les contenus haineux sur Internet dite loi Avia prévoit, rappelle-t-elle, que c’est désormais au juge que revient le droit de retirer les contenus et non pas à la plateforme, sauf dans les cas manifestement illicites. La loi Avia prévoyait initialement une modération par les plateformes de certains contenus comme les messages de cyberviolence. Cependant, cette loi a été largement censurée par le Conseil constitutionnel au moyen du respect de la liberté d’expression. Elle a été promulguée le 24 juin 2020 sans les mentions censurées, permettant ainsi une simplification du signalement ou encore la création d’un « observatoire de la haine en ligne », lui-même rattaché au CSA.
Concluant cette visioconférence, Guillaume Bonzoms, conseiller du recteur de l’académie de Toulouse pour le numérique éducatif pour sa part, indique qu’un accompagnement a été mis en place en vue de sensibiliser les enseignants sur un usage raisonné des outils numériques. Une certification numérique des élèves va être obligatoire dès cette année sur la base d’un référentiel européen décliné au niveau national. Enfin, l’ensemble des thèmes abordés s’insère dans le cadre des états généraux du numérique pour l’éducation qui se dérouleront les 4 et 5 novembre à Poitiers. À ce propos, une plateforme participative en ligne a été mise en place.