Henri de Castries : « réinventez-vous ! »

(Droits réservés)

L’ancien président du Directoire d’Axa, qui avait organisé un grand plan de transformation digitale du groupe d’assurances, affiche ses convictions d’une France qui gagne. L’occasion pour celui qui est aussi le président des activités européennes du fonds d’investissement américain General Atlantic, de distiller, à destination des chefs d’entreprises, des messages d’engagement, de confiance et d’agilité pour maintenir le cap dans la compétition mondiale de plus en plus disruptive.

Henri de Castries, quel regard portez-vous sur les évolutions du monde et leurs conséquences pour les entreprises ?

« Nous sommes à la fin d’un monde où l’Ouest n’est plus dominant en raison de l’évolution de ces grandes forces. Il y a trente ans, le climat par exemple n’intégrait pas, comme aujourd’hui, les enjeux de développement des entreprises. Aucune d’entre elles ne peut ainsi ignorer ce qui se passe dans ce domaine. Le climat a construit la géographie du monde, a détruit certaines grandes civilisations, a créé l’immigration et la richesse. Un degré de plus peut faire déplacer des vignobles à 150 km vers le nord ! L’Europe et son climat tempéré sont de fait au cœur des enjeux des flux migratoires mondiaux.

La démographie avec ses deux composantes principales, la natalité et l’espérance de vie qui augmentent, auront des conséquences sur les prochaines générations, notamment sociales, comme le débat sur les retraites et la dépendance en témoignent.

La technologie ensuite. Elle est passée d’un mode incrémental, c’est à dire progressif, vers un mode disruptif, donc rapide et brutal. L’émergence de processus de fabrication, ou de services capables de disrupter le monde, n’ont jamais été aussi nombreux. Et cela va encore s’accélérer dans les 10 prochaines années. L’entrepreneur évoluait auparavant sur un chemin balisé pour parvenir au succès grâce à un parcours connu et sécurisé. Aujourd’hui, l’entrepreneur évolue dans un territoire équivalent à la Californie du XIXe siècle, c’est à dire abondamment pourvu en richesses, sur lequel il faut avancer selon des règles diversement et relativement appliquées.

À propos des idéologies, nous avons été éduqués selon un modèle où l’Europe dominait le reste du monde. Aujourd’hui les autres modèles dits « émergents », et qui ne le sont à la vérité plus vraiment, challengent le nôtre de manière décomplexée ».

Que reste-t-il alors à nos entrepreneurs français pour rester compétitifs ?

« Notre agilité est l’une des clés. La capacité à accepter que ce changement est inévitable, donc à nous réinventer sans crainte, et en dehors de toute considération politique, nous permettra de ne pas mourir. La vérité est que nous n’avons plus le choix ».

Quels messages souhaitez-vous faire passer ?

« Regardez le monde ! Vous qui êtes entrepreneurs, vos réussites doivent vous inciter à tout remettre en cause. Il n’existe pas d’autre hypothèse que celle de la fragilité des choses. C’est un message plutôt positif au regard de l’émergence, il y a une dizaine d’années, de jeunes dirigeants qui génèrent aujourd’hui des milliards de dollars d’activité. Ce qui doit pousser les entrepreneurs les plus expérimentés à remettre en question ce qu’ils pensaient pour acquis. Les cycles classiques de changements sont comme des vagues régulières dans une piscine auxquelles se sont ajoutés des bruits plus sourds et profonds que sont ceux de la rupture. Soit vous les entendez et vous manœuvrez avec agilité soit vous ne les entendez pas et vous disparaissez.

Vous êtes donc embarqués dans une odyssée, réinventez-vous ! Ne craignez pas le monde. Nous Français sommes des râleurs, d’éternels insatisfaits. En cela, nous sommes les premiers à détecter ce qui ne marche pas. Soyez des reconstructeurs. Le fait d’être plus petit n’est pas un désavantage, car les plus gros, qui sont souvent sur un mode d’auto-admiration, restent vissés à leurs certitudes et manquent d’agilité pour anticiper les vagues de changement».

Comment vous êtes-vous personnellement engagé sur les enjeux du climat ?

« Le moteur le plus puissant pour le changement c’est l’économie. Lorsque j’étais dirigeant d’Axa, j’ai défendu l’idée que les entreprises et les institutions financières se saisissent du sujet. J’ai donc profité de la Cop 21 pour expliquer qu’Axa se désengagerait de toute action qui impliquerait le charbon. Si plus personne n’investit alors dans un secteur comme celui-ci, le coût du capital augmente et pousse à changer de paradigme. Nous avons par ailleurs proposé à nos clients des outils durables et responsables ».

Votre avis sur la question récurrente du respect de la propriété intellectuelle au regard de la culture chinoise des affaires ?

« Il ne faut être ni naïf, ni craintif. Si la croissance chinoise était à zéro, certains d’entre nous n’auraient pas un business si florissant. Le sujet de la réciprocité gagne du terrain. L’économie chinoise n’est ainsi plus émergente et la question de la propriété intellectuelle est une problématique que ses entreprises doivent appréhender aujourd’hui car elles ont muri ».

La notion d’agilité ne doit elle pas infuser également au niveau de la formation des jeunes générations ?

« Nous gâchons chaque année 20 % d’une classe d’âge qui sort de primaire car ne sachant ni lire ni écrire correctement. Nous sommes responsables collectivement. Il y a urgence à s’investir encore plus à ce niveau de scolarité. La question de l’inégalité d’accès à l’éducation se pose dans un contexte de digitalisation qui offre une opportunité à l’ensemble des jeunes générations à se former correctement ».

Propos recueillis par Julien Thibert pour Réso Hebdo Éco.

SES DATES CLÉS
1984 : membre de la direction générale du Trésor.
2010 : pdg du groupe Axa.
2015 : président de l’Institut Montaigne.
2017 : président Europe du fonds d’investissement General Atlantic.