Francis Kramarz : « Le prêt à taux zéro a des effets délétères »

Francis Kramarz dirige le Centre de recherche en économie et statistique (Crest), professeur à l’Institut Polytechnique de Paris, il est le co-auteur avec Philippe Tibi de Plus de Marché pour plus d’État, préfacé par… Emmanuel Macron lorsqu’il était ministre de l’Economie. Ouvrage qui a obtenu le prix Turgot du meilleur livre d’économie financière en 2017.

Stanislas Guerini, le délégué général de La République En Marche veut instaurer un prêt à taux zéro pour les 18-25 ans sans condition d’usage, remboursable sur trente ans et uniquement si l’on atteint un revenu fixé à 1 800 € bruts par mois. Est-ce démagogique, irréaliste ou adapté à la situation de nombreux jeunes ?

« Prêt à taux zéro pour quoi faire ? Typiquement, le prêt à taux zéro, c’est pour acheter des appartements. Vous savez ce que propose Stanislas Guerini, ça ou autre chose… je ne veux pas être désagréable mais le prêt à taux zéro a fait la preuve de son inefficacité et de sa contre-productivité dans le cas du logement. Juste pour vous rappeler, la France souffre de déficit de logements non pas parce qu’il n’y en a pas assez mais parce qu’il n’y en a pas suffisamment dans les endroits où l’on a besoin. Tout ça, c’est dans le fond tous les cautères sur les jambes de bois, qu’on appelle ça prêt à taux zéro, APL, loi Scellier… tous ces dispositifs ont pour effet d’augmenter la demande de logements sans augmenter l’offre. Le problème, c’est que les maires dans les localités désirables ne veulent pas construire. Il y a des travaux qui montrent très bien comment les maires qui sont inclus dans une intercommunalité où les autres maires ont envie de construire, se mettent à suivre le mouvement. Quand je vous dis les choses, je m’appuie sur des travaux publiés dans des revues internationales, réalisés par des enseignants-chercheurs de haut niveau. Ce n’est pas Stanislas Guerini ou Choupou qui m’a dicté les choses. Je suis enseignant-chercheur. Dans la vie, ce qui m’intéresse, c’est les travaux scientifiques sur ces thèmes-là. Le prêt à taux zéro a été appliqué, il n’a pas fonctionné, il a même eu des effets délétères parce qu’il ne s’est pas attaqué au vrai problème qui est le manque d’offres. »

Dans ce cas précis n’est-ce pas mieux que rien pour financer des études, trouver un logement, commencer un parcours professionnel ?

« Je pense que non. Ce que je veux dire, c’est qu’il y a la demande et qu’il y a l’offre. Qu’est-ce qu’on cherche à résoudre, à part faire un coup politique ? Exemple : à quoi peut servir l’argent ? Il y a deux choses auxquelles je pense : par exemple, on cherche une location parce qu’on veut devenir étudiant. Il serait beaucoup plus efficace de massivement augmenter la construction de logements étudiants, il n’y en a pas suffisamment, surtout dans les endroits où les maires ne veulent pas construire. Il est évident que, pour résoudre l’une des difficultés qu’ont les étudiants mais aussi les jeunes, la solution serait de construire massivement. Vous savez, les HLM, il y en a beaucoup, mais pas au bon endroit. Même chose pour la loi Scellier, ça a conduit à la construction mais dans des endroits qui ne servent à rien. Si le but est de baisser le prix des locations pour que les gens puissent étudier, alors, je le répète, il faut construire des logements étudiants ou pour les jeunes travailleurs. Ce problème, on ne le résoudra pas avec le prêt à taux zéro. C’est des conneries. »

Cette proposition n’est-elle pas un revenu universel déguisé ?

« Je n’en sais rien, je m’en fiche. Encore une fois, je ne fais pas de politique, ça ne m’intéresse pas. Quel est le but ? Que les gens puissent se payer des études ou se payer une voiture ? C’est une question raisonnable. Emprunter mais pourquoi ? Si c’est pour acquérir une voiture, il y a une façon beaucoup plus simple, c’est de baisser le prix du permis. Aux États-Unis, ça coûte 200 ou 300 dollars, 500 dollars maximum. En France, ça coûte plusieurs milliers d’euros. Pourquoi ? Parce que le lobby des autos-écoles a toujours lutté contre la baisse des tarifs. Vous savez, lorsque j’étais à la commission Attali, j’étais avec Emmanuel, celui que vous connaissez… j’ai réussi à le convaincre de créer les “cars Macron”, de libéraliser les auto- écoles. Il a essayé mais, politiquement, c’était dur. Si vous donnez de l’argent à des jeunes pour se payer le permis, ça va augmenter le prix du permis, ça ne va pas faire autre chose.

C’est toujours pareil : quand vous donnez de l’argent, la demande s’accroît et si, en face, vous n’augmentez pas l’offre du bien visé, les personnes qu’on aide se font… ça commence par un “n” et ça finit par un “r” et c’est un mot en six lettres… »

Le revenu universel, vous pensez aussi que c’est une connerie ?

« Je n’en sais rien. Il y a certainement des façons de faire pour qu’on donne un revenu à des personnes qui en ont besoin. Qu’est-ce que je veux dire ? Pour revenir à l’exemple précédent, je pose cette question : jusqu’à quel âge doit-on aller à l’école ? 16 ans. A 16 ans, vous ne pouvez pas avoir le permis de conduire. Vous voulez que des jeunes puissent trouver un apprentissage mais, dans beaucoup de cas, si vous n’avez pas de voiture, vous êtes mort. Vous ne pouvez pas vous y rendre. Donc tout ça ne sert à rien si vous ne donnez pas des droits adaptés à la législation. Les adolescents à 16 ans, et même un peu avant, peuvent faire un apprentissage mais ils ne peuvent pas se rendre sur leur lieu de formation. Si vous voulez vraiment vous intéresser aux jeunes, ne faites pas des choses qui ont l’air joli comme ça, que ce soit le revenu universel ou autre.

La question n’est pas de savoir si ça m’intéresse ou pas, l’important est de savoir de quoi ont besoin les jeunes ? Ils ont besoin de se déplacer, ils ont besoin de se loger, ils ont besoin d’étudier. Ce qui est dit, proposé, tout ça, c’est des mots. Ça ne me surprend pas dans le fond mais cela veut dire qu’il faut réfléchir. Je ne crois pas que nous sommes face à des personnes qui réfléchissent beaucoup. Dans ce domaine, ils auraient pu acquérir des compétences auprès de gens qui les auraient conseillés. Non ; ils veulent faire un peu de buzz, un peu d’Instagram, de ceci, de machin, de truc, ce n’est pas ça qui fera avancer la situation des jeunes. L’autre point, les études : est-ce qu’on veut augmenter le tarif des études ? Auquel cas, les gens auront besoin d’emprunter pour poursuivre leurs études. C’est ce qu’on fait les Anglais. Sans même faire payer les études, vous pouvez potentiellement donner un revenu aux étudiants. Je n’ai pas un problème avec ça parce que c’est un échange et parce que vous le remboursez si vous ne finissez pas vos études. Et puis, après, si vous allez jusqu’au bout, vous rembourserez cette somme mais seulement dix ans, quinze ans plus tard, une fois que vous aurez un emploi, en fonction de vos revenus.

Quelqu’un qui aurait fait archéologie qui ne coûte pas très cher et ne rapporte pas grand-chose ne rembourserait pas ses études alors que quelqu’un qui fait du droit, qui lui va gagner un peu plus d’argent, remboursera ses études et les frais de ses études. Tout ça me semble quelque chose peut-être un peu moins “clé en main”, moins simple mais, à chaque fois, il y aura un problème qui est identifié et une solution précise qui est mise en œuvre sans se traduire par une augmentation des prix. On fait l’offre sans augmenter la demande.

Ce qui est important, c’est que, pour tous les problèmes qui concernent les jeunes –études, mobilité, logement –, on peut proposer des choses qui ne sont pas des folies. Ce sont des choses qui existent dans d’autres pays. Le permis a 16 ans, ça existe ailleurs, les logements étudiants, c’est partout dans le monde, il n’y a qu’en France que c’est compliqué et le fait qu’on puisse emprunter pour payer ses études, même si les études sont gratuites et qu’on ne rembourse que plus tard, ça existe dans d’autres pays, comme par exemple en Angleterre. Même si en Angleterre, les études sont payantes et que ce n’est pas forcément une bonne chose. Effectivement, on donne des rémunérations aux étudiants, ils sont payés et c’est, me semble-t-il, une bonne solution incitative. Faire des études, c’est important, vous donnez de l’argent conditionnellement à la réussite. Je trouve que cela a des vertus. Ça n’a pas besoin d’être réservé aux classes préparatoires, ça peut être un CAP et pour cela on peut octroyer de l’argent qui provient de la taxe d’apprentissage. »

J’aimerais avoir votre avis sur le « quoi qu’il en coûte ». Comment le pays pourra-t-il rembourser la dette ? Bruno Le Maire a estimé qu’il faudra vingt ans pour l’éponger…

« Écoutez, il y a plein de choses que je sais et aussi plein de choses que je ne sais pas. Ce que je sais, c’est que, quand sur ces sujets-là, j’écoute Olivier Blanchard (macro- économiste , ancien expert du Fonds monétaire international) qui n’est pas un dogmatique, j’ai un excellent éclairage. S’il dit qu’avec les taux d’intérêt tels qu’ils sont, c’est le bon moment pour investir dans des projets, je le crois. Mais ce qu’il faut, c’est avoir des projets qui ont de la rentabilité. Le problème que je vois, c’est plutôt qu’on va dépenser de l’argent pour des conneries – je ne parle pas du chômage partiel, des aides pour les entreprises touchées par les mesures sanitaires – mais investir dans les universités, dans la recherche, on ne fait pas ça avec un système tel qu’il est, qui est assez dysfonctionnel.

Je pense qu’il est intéressant d’investir dans la recherche universitaire et académique, qui est le futur de la recherche des entreprises, mais ça veut dire que le “quoi qu’il en coûte” ne peut s’exempter de ce qu’on peut emprunter en demandant en échange des réformes. On n’investit pas dans une entreprise dont vous savez qu’elle va gâcher l’argent prêté. Donc vous allez voir les actionnaires et vous demandez une réforme de la gouvernance et aussi d’un certain nombre de mécanisme de l’entreprise.

Quand vous mettez dix milliards ou vingt dans l’université, vous pouvez demander en contrepartie des changements. Ce sont des choses acceptables, me semble-t-il. Je ne suis pas homme politique donc je ne me trouve pas à devoir négocier mais ça ne semble pas délirant. »

Le déficit public est à 11% du PIB, ça ne vous donne pas un peu le vertige ?

« Si je croyais que les mécanismes que je viens de vous indiquer – c’est- à-dire donnes de l’argent parce que les taux d’intérêt sont très, très bas à des secteurs qui doivent investir et se réformer –, je le dirais. Je prends l’exemple des offices d’HLM : on veut construire, il faut à la fois imposer aux maires de la construction, surtout les maires des communes qui sont en tension.

Ce que j’aurais fait personnellement, c’est retirer le permis de construire aux maires et le donner aux préfets, c’est ce qui se passe en Allemagne, ce n’est pas un truc de gauchiste. L’Allemagne n’a pas de problème de logements, les gens sont un peu moins propriétaires qu’en France, ce qui crée d’autres difficultés. Concernant les jeunes, ils ont plein de logements étudiants mais ce ne sont pas les maires qui décident de la construction.

Cela fait quand même une sacrée différence et là, vous pouvez donner de l’argent afin de faciliter la construction. Vous ne le donnez pas dans un truc qui sera un tonneau des Danaïdes. Je le vois vraiment comme ça. Il faut investir. L’argent est peu cher mais, pour que ce soit rentable, mieux vaut investir dans des lieux où la rentabilité est raisonnable à dix ou vingt ans. Ce qui veut dire modifier le système incitatif et l’éloigner de ces endroits qui, au fond, ont peu d’intérêt à changer leur règlementation et leur fonctionnement. »

Propos recueillis par Pierre Taribo (La semaine)