Régine LlorcaEt la langue fait corps

Le travail au Centre de linguistique appliquée (CLA) de Besançon de Régine Llorca est une synthèse inédite entre le mouvement, le rythme et le jeu de mot dans l’apprentissage du français comme langue étrangère. (Photo : Journal du Palais)

Elle est enseignante-chercheuse au Centre de linguistique appliquée (CLA) à Besançon. Elle est spécialiste de la linguistique-phonétique et a développé une approche inédite de l’apprentissage du Français langue étrangère (FLE) basée sur la musicalité, la gestuelle et le rythme. Autant de caractéristiques qui résonnent chez celle qui est également danseuse de flamenco et auteur-comédienne.

Régine Llorca, enseignante chercheuse au Centre de linguistique appliquée (CLA) à Besançon est un OVNI. Pour ce personnage ô combien atypique dans le paysage de la formation aux langues, l’acronyme pourrait être traduit par : oratrice virevoltante notoirement inclassable. Multifacettes, adepte de la double vie, elle s’adonne de concert à la musique (guitare à 15 ans, accordéon à 40 ans), à la danse (classique et flamenco), au théâtre, à l’écriture et à la recherche en linguistique phonétique. « Je n’ai jamais été une excellente danseuse, musicienne ou linguiste, mais en mêlant les trois, je crois que j’ai réussi à faire naître quelque chose de bien », déclare-t-elle avec humilité. Si la norme n’est à l’évidence pas son Violon d’Ingres, son appétence pour le pas de côté trouve sa genèse dans son enfance. « Ma mère était institutrice et nous habitions dans les murs de l’école », confie-t-elle. Une surabondance de la « chose » éducative vécue comme une ritournelle envahissante et castratrice par la jeune fille. Sa fugue (mineur) se fera alors par la musique et la danse : « je trouvais dans la pratique de ces arts, la touche de liberté qui me manquait à l’école ».

Quant à son lien avec l’oralité, il lui vient de son grand-père espagnol rendu quasi aphone par un cancer de la gorge. « Il ne parlait pratiquement plus et utilisait une ardoise pour s’exprimer. Mais comme, il ne savait pas bien écrire le français, cela était difficile pour lui. C’est ainsi qu’inconsciemment, j’ai progressivement assimilé l’écrit à la maladie, à l’enfermement… et la parole à la liberté », analyse la chercheuse. Ses marqueurs du passé font ainsi sens avec ses études qui la verront obtenir en 1987 un doctorat en linguistique phonétique. Elle travaille alors sur la construction d’une « parole de synthèse » pour machine avec cette idée que l’on peut construire une musicalité du langage. En parallèle, elle publie dans le magazine Fluide Glacial des textes, dont la boulimie de jeux de mots et de paradoxes cocasses rappellent l’humoriste Raymond Devos.

Côté jambe, elle se donne en spectacle à partir de 1990, en créant des chorégraphies d’inspiration espagnole avec son groupe de flamenco Madrugada. « J’ai commencé par la danse classique sous la direction de Geneviève Moulin, professeur au conservatoire de Besançon et ancienne danseuse étoile dans les ballets russes du colonel de Basil. Une formation structuraliste avec son système de règles en « juste ou faux”, très dictatorial mais également fort instructif », lâche-t-elle, un brin ironique. Une blessure au genou l’incite à s’intéresser à la culture gitane qui se revendique de l’oralité. « Pour mon premier cours de flamenco, j’avais interdiction de danser. Je devais juste regarder. On apprend en observant les autres. Cela est vrai aussi pour la pratique de la guitare. En France, cette transmission par mimétisme a été tuée par le système élitiste du solfège ». Un dictat du solfège que, par analogie, Régine Llorca débusque également dans l’apprentissage des langues. « Pour moi le solfège doit rester un outil d’analyse et de transmission de la musique et non, dès le départ, un moyen d’apprentissage. On doit s’ouvrir à la musique par l’oreille. C’est la même chose pour les langues. Le système scolaire classique a érigé en dogme scientifique l’écriture alphabétique latine, oubliant l’oreille, au point de transcrire des langues exclusivement orales comme l’aborigène, certains dialectes africains et d’Amérique du Sud en écriture latine. C’est aberrant ! L’enseignement a fait disparaître le rapport à l’autre dans l’apprentissage. Il y a toute une grammaire implicite, déductive qui s’acquière naturellement en regardant les gens, en les écoutant. C’est ce que fait tout enfant pour s’approprier sa langue maternelle». Cette approche de la communication active, qui s’oriente autour de l’oralité, est un des principes revendiqués par le CLA de Besançon et que Régine Llorca va approfondir en rejoignant l’équipe d’Elisabeth Lhôte – alors directrice du Laboratoire de phonétique de l’université et directrice du CLA – qui initie les étudiants au « paysage sonore » des langues.

LANGUE À DISTANCE

Au sein du centre bisontin, notre rebelle va nourrir une réflexion pédagogique sur le son et le mouvement autour de la pratique du théâtre rythmique. Inspiration concrétisée, en 1989, par un voyage post-doctorat à Brisbane en Australie, où elle rencontre le professeur Jacques Montredon, qui travaille sur la gestuelle du langage. Ensemble, ils définissent des exercices sur le rythme, la musique pour activer les mécanismes de la mémoire auditive et visuelle (mouvement du corps) dans l’apprentissage par l’oreille. « L’idée était de revenir aux fondamentaux, de retrouver comment l’enfant fait pour apprendre, de s’affranchir des mécanismes scolaires pour redécouvrir une certaine voie d’acquisition naturelle ». Pour Régine Llorca, c’est l’opportunité de conjuguer toute la palette de ses talents, à savoir utiliser le mouvement et le rythme pour enseigner la phonétique du Français langue étrangère (FLE) aux étudiants. Une révélation ! La danseuse met en mouvement les mots, les fait vivre avec son corps et projette dans la lumière tout ce qui n’est pas écrit dans notre langue : l’intonation, la gestuelle, l’expressivité… Cette méthode inédite est un succès. De retour en France, le CLA lui permet alors de poursuivre et approfondir cette approche hors-norme. Elle participe à l’émission Parlez-moi sur la Cinquième, où elle met « en images » la grammaire et l’intonation des phrases, à destination notamment des femmes immigrées souffrant de difficultés d’intégration. Avec les étudiants et les professeurs en formation, elle crée le CD les Ritmimots, où elle compose des jeux musicaux pour voix parlée et le théâtre rythmique. Le principe : en français, on bouge sur les syllabes accentuées, « la voix se voit », « un accent, un mouvement ». Les Français ont tendance à « bouger français : lorsqu’ils parlent une langue étrangère, ils mettent toujours les gestes et l’accent sur la dernière syllabe – c’est souvent à cette façon de bouger qu’on les repère… S’approprier la langue par sa transpiration par le corps, c’est entrer dans son articulation et sa grammaire, tout en découvrant un moyen formidable de créativité ». Début 2000, dans ses spectacles Ma parole, elle danse ! et Carmen se démène, elle jongle avec les mots et l’intonation, pour illustrer avec humour des situations d’incompréhension, de double-sens… « L’utilisation du théâtre me permet de grossir le trait, de dédramatiser… ». Toujours en quête de nouveaux supports, de solutions innovantes, Régine Llorca imagine une web-série, intitulée Drôle de langue, vidéos pédagogiques et humoristiques mettant en scène des phénomènes et curiosités du français et d’autres langues. En partie réalisé au CLA, avec ses propres étudiants et des collègues, les vidéos sont mises en ligne sur la chaîne YouTube du CLA. Aujourd’hui, la chercheuse explore le web et les ressources de l’’informatique pour la conception d’une plateforme web de travail à distance composée de jeux et d’exercices sur l’oralité : briques sonores, puzzles audiovisuels à remettre dans l’ordre, harmonisations son-image, travail sur la mémoire des enchaînements… Et envisage de proposer sa méthode en médecine sur la maladie d’Alzheimer.

Parcours

1958 Naissance, le 1er aout à Marvejols en Lozère.
1987 Obtient un doctorat en linguistique phonétique.
1989 Réalise un post-doctorat en Australie.
1995 Anime pendant un an l'émission "Parlez-moi" sur la Cinquième.