Mehdi BerradaD’un monde à l’autre

Mehdi Berrada

L’ancien banquier d’affaires, ex-dirigeant d’une entreprise libérée de l’agroalimentaire, est aujourd’hui à la tête d’Agronutris, une start-up qui, à sa mesure, entend répondre aux enjeux du futur…

C’est dans un hangar discret de Saint-Orens que se préparent, peut-être, les solutions aux défis alimentaires de demain. Du moins, c’est l’ambition de Mehdi Berrada, qui il y a plus d’un an a créé avec Cédric Auriol, Agronutris, une société de biotechnologie spécialisée dans l’élevage d’insectes et leur transformation en protéines, des produits destinés au marché de l’alimentation animale et de l’aquaculture. Dans ces locaux saint-orennais qu’elle devrait bientôt quitter pour d’autres plus fonctionnels situés dans la même commune du sud-est toulousain, elle poursuit des activités de recherches avec pour objectif d’ouvrir d’ici deux ans à Rethel, près de Reims, sa première usine de production. Pour Mehdi Berrada, « même si ça peut paraître prétentieux », il s’agit tout simplement de « contribuer à réinventer le monde ».

C’est du reste presque devenu une habitude chez ce spécialiste de la finance, qui, pendant 10 ans au sein du groupe Poult à Toulouse, a expérimenté de nouveaux modes d’organisation, ce qu’on nomme aujourd’hui l’entreprise libérée, autogouvernée ou collaborative. Désormais à la tête d’Agronutris, Mehdi Berrada a enfin « le sentiment d’être en adéquation avec [ses] aspirations ». Mais il n’en a pas toujours été ainsi.

Né à Casablanca, il a grandi dans une famille éduquée et populaire par sa mère et bourgeoise par son père. Ce qui, reconnaît-il, lui permet de « voir le monde sous différents angles. Quand on ajoute à ça une culture orientale et occidentale, ça donne une certaine distance aux choses. » Mehdi Berrada fréquente le lycée français et après le Bac, intègre l’université Paris Dauphine, avant de se spécialiser en finance en rejoignant l’ESCP Europe. Pourquoi la finance ? « Je n’avais pas de vocation particulière, admet Mehdi Berrada. Pendant longtemps, mes choix ont été influencés par le fait qu’il fallait aller vers ce qui paraissait ouvrir le plus de portes ». En même temps, explique-t-il aussi, « à partir de mon adolescence – et c’est sûrement lié à ma double appartenance sociale –, j’ai toujours eu une sensibilité citoyenne très forte. J’ai toujours été intéressé par la politique au sens noble du terme et par la cité… » Au point d’être tenté par Sciences Po? « À l’époque au Maroc, explique-t-il, l’idée de faire sciences politiques n’avait pas de sens parce que dans les milieux bourgeois, comme le système n’était pas particulièrement démocratique, on poussait ses enfants vers des activités où on acquiert une certaine liberté par l’économie plutôt que vers la sphère politique. » Des regrets ? « Non, assure Mehdi Berrada. J’ai eu quelques incursions, quand j’étais plus jeune, dans des mouvements politiques, mais je ne suis jamais resté longtemps parce que je me rends compte que je suis un électron libre. J’ai du mal avec les concessions qu’il faut faire pour entrer dans ce type de systèmes basés sur des phénomènes de fidélité contre protection. Ce sont des mécanismes dans lesquels je ne m’inscris pas du tout. Et non, parce que, chemin faisant, la manière dont j’ai mené ma barque m’a conduit à faire, il me semble, de la politique autrement ou, en tout cas, à avoir le sentiment d’agir différemment au quotidien. »

En 2000, master en poche, Mehdi Berrada rejoint Rothschild & Co et devient banquier d’affaires. « Dans ma génération, c’est là où il fallait être. C’est ce qui brillait le plus à ce moment-là », affirme-t-il, tout en reconnaissant sa « très forte ambition », « la volonté de [se] prouver quelque chose à [soi]-même ». Il restera sept ans au sein du groupe financier. Une période qu’il dit avoir beaucoup aimée « parce que, explique-t-il, j’ai appris énormément de choses à la fois sur le plan technique et sur moi-même. J’ai découvert ainsi que j’aimais l’adrénaline que procure la pression. Je fais le parallèle avec le sport de haut niveau : on commence à voir si on est capable de transformer son potentiel quand on est, comme ça, placé dans des environnements très contraints. Cela me grisait au lieu de me tétaniser. Je me suis rendu compte aussi que les limites, c’est nous-mêmes qui nous les mettons. Nous sommes capables de beaucoup plus que ce que nous pensons. » Ça ne l’empêche pas de se poser des questions. « Est-ce que j’avais une vraie utilité sociale en état banquier d’affaires ? J’avais aussi le sentiment que je m’éloignais de plus en plus du monde réel. J’étais de plus en plus dans les salons parisiens. Il y a des personnes à qui ça plaît beaucoup. Moi, ça me posait des questions d’ancrage. » D’ailleurs en parallèle, Mehdi Berrada est altermondialiste et milite au sein d’Attac. « Je suis rentré dans le mouvement, parce que je croyais beaucoup à la taxe Tobin et à l’égalité des rapports Nord-Sud, se souvient Mehdi Berrada. J’étais persuadé qu’on était confronté à un nouveau monde transnational – ce qu’on appelle aujourd’hui la mondialisation – qui pouvait ou corriger les inégalités entre le Nord et le Sud ou au contraire les accélérer et les accentuer. Cette idée de réfléchir à une gouvernance mondiale, à une nouvelle forme de taxation transnationale pour réguler la mondialisation, cela m’a beaucoup interpellé. Mais très vite, pour être honnête, le système a été noyauté par les trotskistes et j’en suis parti parce que ça ne correspondait plus à ma manière de voir les choses. Le mouvement se radicalisait dans le mauvais sens du terme. Je n’ai rien contre une forme de radicalité de la pensée, nécessaire pour projeter un nouveau monde. En revanche, j’ai du mal lorsqu’elle rend le monde binaire et essaie d’enfermer les gens parmi les bons et les méchants, les exploitants et les exploités, à travers des grilles de lecture extrêmement simplistes, et quand on veut en découdre par la violence. » Il fait aussi une courte incursion dans le camp des sociaux-démocrates et se rapproche du cercle strauss-khanien. Mais « ça ne m’a pas plus : trop de gens obnubilés par la conquête du pouvoir. Mais ça ne m’empêchait pas, en tant que citoyen, de descendre dans la rue, lorsque des choses le méritaient ! »

En 2007, Mehdi Berrada fait un choix radical. Il renonce à un poste à Londres que Rothschild lui propose, pour devenir directeur financier d’un industriel de l’agroalimentaire. « On en a beaucoup discuté avec ma femme. Est-ce qu’on avait vraiment envie de continuer ainsi à courir ? J’avais de plus en plus l’envie d’aller vers des aventures plus concrètes, détaille-t-il. À ce moment-là, j’ai croisé le chemin de Carlos Verkaeren, l’ancien patron du groupe Poult. Et pour être honnête, ça a été une vraie belle rencontre. On s’est rendu compte qu’on avait une vision commune du monde. » En arrivant à Toulouse, Mehdi Berrada fait quelques sacrifices. « J’ai divisé par trois mon salaire. Ça n’a pas été un problème. Entendons-nous, si je gagne bien ma vie, je suis content ! Pour autant, ce n’est pas ce qui guide mes choix. Ce qui m’intéresse en vérité, c’est l’aventure humaine. C’était la première fois que je faisais un choix guidé par mes intuitions et mes envies et non par les logiques de carrière. »

Mehdi Berrada restera 10 ans chez Poult, expérimentant une nouvelle forme d’organisation. « Ça partait d’une idée simple mais très compliquée à mettre en œuvre parce que ça signifiait un changement de paradigme, à savoir que la grande majorité des gens sont dignes de confiance et de liberté totale. Si on croit que les personnes autour de nous, dans le monde du travail, ne sont pas dignes de cette confiance et de cette liberté, ce n’est pas parce que c’est leur nature profonde, mais parce qu’on a créé une aventure humaine dans laquelle ces comportements s’expriment. En fait, il y a une inversion des choses : ce ne sont pas les gens qui sont comme ça, c’est l’aventure qu’on leur propose que les rend ainsi. Les modes de management classiques, basés sur le contrôle et l’exécution, partent du présupposé inverse : on doit contrôler les gens parce que, si on leur donne trop de liberté, il y a des dérives. Donc on processe tout, on contrôle tout… Nous, nous étions persuadés qu’en traitant tout le monde comme un potentiel passager clandestin, on se privait du potentiel humain. »

Mais cette transformation de l’entreprise passe d’abord par un travail sur soi. « Au final, on se rend douloureusement compte que si on est un acteur de cette transformation, on est aussi une partie du problème. Parce que les gens ne seront fondamentalement libres que si on change radicalement de posture et pour ça il faut avoir le courage de se regarder réellement en face. De prendre conscience par exemple que si on se met au bout d’une table dans une réunion, c’est parce qu’on aime avoir cette place privilégiée ; que si on prend 80 % de la parole dans une réunion, c’est qu’on continue à nourrir son ego. La question, c’est donc de creuser ces sujets-là, qui sont parfois douloureux. Pourquoi a-t-on tant besoin de ces manifestations de reconnaissance permanente ? Et tant que vous vous nourrissez de ça, vous ne laissez pas l’espace aux autres pour se libérer. »

En 10 ans, alors que Mehdi Berrada est devenu DG puis président du groupe, Poult enregistre une hausse de son chiffre d’affaires de 120 à 300 M€, due en partie à des opérations de croissance externe. Encore que pour le dirigeant, « la performance n’est intéressante que si on considère qu’elle est une résultante et pas un objectif en soi et qu’on la regarde sur un temps long ». En 2017, les différences de vue entre le management et les nouveaux actionnaires sont devenues telles que Mehdi Berrada jette l’éponge. « J’arrivais au bout du système : plus j’avançais et plus j’avais besoin d’un alignement encore plus fort entre ce que je voulais défendre en tant que citoyen et ce que je faisais dans mon travail. En plus du contexte qui rendait l’alignement très compliqué, je me demandais également si l’activité même de l’entreprise, vendre des biscuits, nourrissait suffisamment le sens. J’avais envie d’aller encore plus loin, dans des aventures où l’on propose de nouvelles solutions face aux défis mondiaux. Ce que j’ai trouvé dans l’aventure d’Agronutris. » L’ambition de l’équipe – une quinzaine de personnes aujourd’hui – est justement de « pallier la pénurie structurelle de protéines et de terres agricoles » notamment face à la croissance de la population mondiale qui devrait se traduire par une hausse de 70 % des besoins en protéines d’ici 2050 ; de « réduire le gaspillage alimentaire en recyclant les coproduits et les bio-résidus de l’industrie agroalimentaire », aujourd’hui pour l’essentiel incinérés ; mais aussi de « réduire la tension sur les ressources marines », sachant que l’aquaculture consomme chaque année cinq millions de tonnes de farine de poisson. Des enjeux colossaux qui donnent enfin à Mehdi Berrada le sentiment d’être réconcilié avec lui-même.

Parcours

1975 Naissance à Casablanca au Maroc
1998 Diplômé de l'université Paris Dauphine en finances
2000 Diplômé de l'ESCP Europe
2000-2007 Directeur adjoint chez Rothschild
2007 Entre comme directeur financier dans le groupe Poult à Toulouse
2009 Devient directeur général de Poult
2016 Prend la présidence de Poult
2018 Prend la présidence d'Agronutris, qu'il a cofondé avec Cédric Auriol