Par Bertrand Valiorgue, professeur de stratégie et gouvernance des entreprises, université Clermont Auvergne
La pandémie de Covid-19 déstabilise les économies européennes, qui prennent conscience de leur grande dépendance à certains pays, où les entreprises européennes ont jugé avantageux de localiser certains maillons de leurs chaînes de valeur. Celles-ci désignent l’ensemble des activités et des acteurs économiques qui sont impliqués dans la conception, la production, la commercialisation, la livraison et la réparation d’un bien ou d’un service. Une multitude d’acteurs participe par exemple à la fabrication d’une voiture, d’un ordinateur, d’un vêtement ou d’un plat cuisiné. L’ensemble des entreprises impliquées dans ce processus forme une chaîne qui va de la matière première jusqu’au consommateur final. On parle également d’une filière industrielle pour désigner cette cascade d’acteurs économiques qui travaillent les uns avec les autres. Une chaîne de valeur est domestique lorsque l’ensemble des acteurs pour produire un bien ou un service sont localisés dans un seul et même pays. Elle est qualifiée de globale lorsque les différentes activités et acteurs nécessaires à la production d’un bien ou d’un service sont répartis dans différents pays.
De nombreux biens et services mis à disposition des consommateurs européens sont issus de chaînes de valeur dispersées dans des pays situés en dehors du marché commun. La stratégie industrielle de nombreuses entreprises a été de sortir du marché commun chaque fois que cela pouvait s’avérer avantageux en matière de réduction des coûts de productions et d’accès à des fournisseurs performants.
DEUX TIERS DU COMMERCE MONDIAL
Il y a 60 ans, une entreprise comme Renault s’appuyait sur une chaîne de valeur essentiellement domestique pour produire ses voitures. Comme d’autres constructeurs automobiles, l’entreprise est aujourd’hui à la tête d’une puissante chaîne de valeur globale reliée à une multitude de fournisseurs et revendeurs positionnés dans des dizaines de pays différents. Ces systèmes structurent aujourd’hui l’ensemble de l’économie mondiale. C’est autour d’elles que s’organisent les processus de production, les transferts de technologies et les flux financiers.
Un rapport publié en 2019 par l’OMC* fait ressortir que les deux tiers du commerce mondial passent désormais par l’intermédiaire de ces chaînes. On les retrouve pour la production de produits de hautes technologies (ordinateurs, semi-conducteurs, smartphones) mais également pour la fourniture de biens de première nécessité comme la nourriture ou les vêtements.Tous les secteurs d’activité sont concernés et si l’on suit les chiffres fournis par ce document, cette implication s’est nettement accentuée sur la période de 2000 à 2017, en dépit d’un ralentissement lié à la crise financière de 2008.
UNE DÉPENDANCE ACCRUE À LA CHINE
Il est également important de noter que durant ces dernières années, les chaînes de valeurs intra-européennes ont diminué au profit de chaînes de valeurs directement reliées à la Chine. Les entreprises européennes privilégient désormais des relations commerciales et industrielles avec l’empire du Milieu pour obtenir des matières premières, s’approvisionner en composants de base et obtenir des biens intermédiaires aux meilleurs prix. Sur la période récente, l’Europe (comme les États-Unis) a accentué sa dépendance commerciale et industrielle à l’égard de la Chine pour fabriquer et importer une multitude de biens et de services dont une partie fait aujourd’hui cruellement défaut dans la crise sanitaire.
UNE LOGIQUE QUI REPOSE SUR LA SPÉCIALISATION
La mise en place des chaînes de valeur globales s’appuie sur une logique économique ancienne développée par l’économiste David Ricardo : l’avantage comparatif des nations. Selon cette théorie, il est souhaitable que certains pays se spécialisent dans la production de certains biens car ils le font mieux et à un prix souvent inférieur. En s’appuyant sur un partenaire spécialisé, les pays importateurs bénéficieront d’une amélioration de la qualité du bien recherché ou d’une diminution de son prix d’acquisition. Le pays producteur quant à lui développe son activité et améliore sa balance commerciale. C’est dans cet état d’esprit que les Anglais ont sacrifié leurs producteurs de blé au milieu du XIXe siècle, jugeant qu’il était beaucoup plus avantageux de s’approvisionner à l’étranger. La décision de libéraliser le secteur des céréales fut prise en 1846. Elle marqua un tournant dans le développement du commerce international et contribua largement au développement de la première mondialisation.
DES GAINS LIÉS À UN DUMPING SOCIAL ET ENVIRONNEMENTAL
Cette vision ricardienne du commerce international motive le développement des chaînes de valeur globales au XXIe siècle. Mais derrière les bénéfices réciproques et les gains d’ensemble vantés par la théorie, on observe également de nombreux coûts sociaux et environnementaux. Dans bien des cas, les gains obtenus à partir de la mise en place des chaînes de valeurs globales trouvent leurs origines dans des pays qui disposent de protections sociales et environnementales beaucoup moins strictes. Leur efficacité économique s’appuie en somme sur des logiques de dumping social et environnemental. De plus, le transit et les déplacements des biens et des personnes sur des chaînes de valeurs qui couvrent des milliers voire des dizaines de milliers de kilomètres génèrent une empreinte environnementale considérable. Les images spectaculaires de la Nasa sur la disparition des pics de pollution en Chine ainsi que la réduction des trajets aériens montrent bien l’empreinte écologique massive induite par le commerce mondial, en plus des émissions propres aux processus de production.
TROIS LEÇONS DE LA CRISE
La crise sanitaire que nous traversons met en lumière la grande dépendance des pays européens à l’égard d’autres pays et en particulier de la Chine. Depuis plusieurs décennies, les politiques publiques et les stratégies industrielles encouragent le développement de chaînes de valeur globales.
Le surgissement du Covid-19 remet en question trois certitudes. Le recours à des chaînes de valeur globales a permis de réduire les coûts d’acquisition de certains biens et services. Cela a contribué à libérer du pouvoir d’achat pour les consommateurs européens. Mais ces choix ont également conduit à perdre des pans entiers de souveraineté sur des enjeux essentiels comme la santé, l’alimentation, l’informatique ou les technologies numériques. Le continent européen n’est plus maître de son destin dans de nombreux domaines.
La Chine n’est pas seulement un pays où il est possible de produire à moindres coûts des biens de consommation et d’équipement. Elle dispose désormais de savoirs technologiques et scientifiques qui dépassent ceux des pays européens. Ses nombreux avantages comparatifs lui permettent de damer le pion aux Européens dans de très nombreux secteurs. La Chine est aujourd’hui le centre de pilotage de puissantes chaînes de valeurs globales qui renversent les rapports de force et font des Européens des cibles commerciales.
Les chaînes de valeur globales sont de puissants moteurs du changement climatique. Elles structurent des processus de production, des transferts technologiques et des flux financiers mais génèrent également une empreinte environnementale massive.
TOUT RECONSTRUIRE À L’IDENTIQUE ?
La crise financière de 2008 a marqué un repli dans la dynamique de développement des chaînes de valeur globales. L’impact de la crise du Covid-19 sera plus profond et plus durable. À la crise sanitaire succédera la crise économique et l’Europe est d’ores et déjà sur le pied de guerre afin de relancer la machine économique. Toute la question est de savoir si nous voulons relancer une machine qui nous fait perdre des pans entiers de souveraineté et alimente dans le même temps une destruction inédite de la planète. Étendre toujours plus les chaînes de valeur pour économiser sur les coûts de production de certains biens nous expose à une grande dépendance que la crise du Covid-19 met en lumière.
Relancer la machine économique pour réparer le système actuel revient à maintenir un système exposé à des crises toujours plus graves. L’Europe doit accroître sa résilience et développer ses propres forces à travers des chaînes de valeur majoritairement intra-européennes protégées par un marché commun, qui constitue l’horizon d’une souveraineté assumée et défendue. Il semble important dans cet objectif de se doter d’un observatoire européen des chaînes de valeur dont la raison d’être sera de développer des connaissances sur la fragilité et les risques des stratégies industrielles poursuivies par les entreprises européennes. Il apparaît indispensable de connaître et de documenter les zones de fragilité pour asseoir des politiques publiques et reconstruire des filières industrielles européennes dans les principaux secteurs stratégiques (agriculture, santé et numérique).
Paru sur theconversation.com le 24 mars 2020