Les invités du Club ForumEco ont débattu, en présence du nouveau Préfet de la Marne, Pierre N’Gahane, sur la manière dont l’État, les collectivités et les entreprises ont géré la crise du Covid-19. Cet échange a également été l’occasion de réfléchir au « Monde de demain » et de mettre en perspective les transformations positives du modèle social français.
La crise sanitaire et par voie de conséquence économique, que le monde entier traverse, amène les responsables politiques mais aussi ceux des organisations professionnelles à réfléchir à la façon dont a été géré cette situation inédite. « Personne n’avait été auparavant confronté à une crise sanitaire d’une telle ampleur. Ça a été très compliqué au départ et il a fallu être inventif, prendre un certain nombre d’initiatives, et mettre en place des cellules de crise », explique tout d’abord Pierre N’Gahane. Le Préfet a reconnu sans mal que les premières semaines ont été compliquées à appréhender à cause de la pénurie de matériel. « L’idée était de contenir la propagation du virus, avec des mesures, il est vrai contraignantes, notamment pour les libertés individuelles. Ça n’a pas été simple. On a beaucoup travaillé dans un état de pénurie, puisque personne ne pouvait anticiper une telle situation. Pour le premier tour des élections municipales, il n’y avait pas de gel hydroalcoolique, avant que des entreprises telles que Tereos ne viennent à en produire massivement. Les masques, même les respirateurs, il n’y en avait pas pour gérer une telle crise. Tout était dimensionné pour une vie normale. »
RESPONSABILITÉ ET LIBERTÉ
La privation de liberté, c’est le bâtonnier de Reims, Me Éric Raffin qui en parle le mieux : « On s’est trouvé tous emprisonnés chez nous, c’était une très grande restriction de la liberté individuelle. Moi qui suis avocat, cela m’a donné l’occasion d’expérimenter ce qu’était l’enfermement. Je ne l’avais jamais vécu, et j’ai trouvé que c’était intéressant de le vivre pour mieux le comprendre. » Les restrictions de libertés individuelles, même si celle de circuler librement a été levée, sont toujours en vigueur en ce qui concerne les rassemblements de plus de 10 personnes. Et ce sont les élus, qui en premier lieu, sont intervenus pour faire respecter ces décisions restrictives. « Le travail s’est fait en collaboration entre le Préfet et les maires. Ce sont bien eux qui étaient sur le terrain, souligne Jean-Pierre Bouquet, maire de Vitry-le-François. Dès le 16 mars, on travaillait sur ce qu’allait être le confinement. Le 17, on a adopté le plan de continuation d’activité des services pour déterminer ce qui était essentiel et puis on a concentré les moyens sur les 25% des personnels qui restaient au travail. »
SERVIR ET AGIR
Car il a bien fallu que les collectivités continuent de tourner, en proximité avec les concitoyens, notamment les plus fragiles. « La propreté urbaine ainsi que les services de solidarité mis en place étaient ceux qui tournaient le plus à plein régime : on a activé ce qui était au départ le plan canicule avec un fichier initial de 30 personnes qui est rapidement passé à 300. Celles-ci étaient appelées deux fois par semaine pour savoir comment ça allait et puis nous avons recensé celles qui ne pouvaient pas faire leurs courses pour leur apporter à domicile », poursuit l’élu. Le Préfet a quant à lui détaillé l’ensemble de l’architecture de la cellule de crise et les liens permanents qu’il avait quotidiennement avec les différents corps de la Nation : Police, Département, Préfète de Région, elle-même en relation avec les Ministres de l’Intérieur et de la Santé. « Les collectivités incarnent la proximité, l’État est plus dans des fonctions stratégiques », rebondit Jean-Pierre Bouquet, allant dans le sens des orientations gouvernementales récentes, qui appellent à plus de décentralisation et donc d’un regain de responsabilité des collectivités, à différentes échelles.
Si les élus ont eu un rôle prépondérant dans la gestion de la crise sanitaire, concernant la crise économique, ce sont bien les organisations des branches professionnelles qui ont pris le relais. « En ce qui concerne les métiers de la construction, nous sommes tombés sur un paradoxe. Il faut savoir que dans le Grand Est, les Travaux publics, c’est 3 milliards d’euros et 30 000 salariés. Mais on a eu une ministre du Travail qui ne nous a pas soutenu dans la première partie du confinement », souligne Hervé Noël, président de la Fédération Régionale des Travaux Publics.
« Pourtant, nous avons été le premier secteur avec le bâtiment, à écrire conjointement un manuel de protocole sanitaire, à destination des donneurs d’ordres et des salariés. Ça a été un gros travail qui a amené une véritable prise de conscience des entreprises. Là où on a été bloqué, c’est dans l’approvisionnement des masques. » La solidarité entre les différentes branches a été une des clés pour sortir de l’impasse. De nombreuses entreprises locales ont très rapidement réorienté leur production afin de participer à l’effort collectif grâce à la confection de masques ou de matériel sanitaire, blouses, visières en 3D etc. « Pour redémarrer les chantiers, il fallait tout une chaîne », insiste Louis-Xavier Forest, secrétaire général de la Fédération française du bâtiment de la Marne (FFB). « Avoir un interlocuteur au niveau de la préfecture, a été important pour débloquer des situations comme l’ouverture de certaines déchetteries, indispensables pour la bonne reprise des chantiers. »
DES PRÊTS ET DES HOMMES
Tous secteurs confondus, deux tiers des entreprises du département ont pu bénéficier du chômage partiel, pour 100 000 salariés, ce qui correspond à 10 % du Grand Est. Quant au PGE (Prêt Garanti par l’État) c’est près de 740 millions d’euros qui ont été accordés, auxquels il faut ajouter 28 millions d’euros pour le fonds de solidarité.
La reprise de l’économie a donc été possible grâce aux mesures gouvernementales, « un investissement sans précédent » sur lequel a tenu à revenir Philippe Forteguerre, président du Comité des Banques et Directeur du Département de la Marne à la Banque Populaire Alsace Lorraine Champagne (BPALC) : « L’ensemble du réseau bancaire a été mobilisé, tout d’a- bord au niveau managérial et au niveau financier. Il a fallu mettre en musique ce que l’État en collaboration avec le Medef et d’autres acteurs avait décidé, avec le PGE. Nous avons réussi à le faire en un temps record. D’habitude, quand on sort un nouveau crédit, il faut six mois pour le mettre en production, là, cela s’est fait en quelques semaines, grâce au déploiement de toutes les énergies. »
Dans la Marne, ce sont 659 millions d’euros débloqués, tandis que l’encours de crédit est de 26 milliards d’euros. « Nous avons distribué dans la Marne plus de PGE que dans la Meurthe et Moselle (pour environ 165 000 habitants de moins, ndlr.) Sur le plan national, c’est 6 milliards d’euros », rappelle Pierre N’Gahane. « Le PGE est une mesure d’urgence, nous avons, en outre, suspendu les échéances de crédits des clients professionnels. Tout ceci reste des mesures d’urgence, car on considère que la crise n’est pas finie. Le PGE permet aux entreprises de traverser une crise mais c’est aussi saturer les capacités d’endettement », appuie Philippe Forteguerre. « Cela peut être, à terme un effet pervers.
Tout le monde ne sortira pas indemne de cette crise, c’est illusoire », prévient-il. C’est pourquoi les organisations professionnelles du bâtiment appellent à la continuité des appels d’offres des marchés publics. « Si on baisse les chantiers de 30%, au final en France, ce seront 600 000 emplois qui seront menacés », avertit Hervé Noël.
La crise n’est donc pas terminée. Nous entamons une période délicate pour de nombreuses entreprises, avec des conséquences sur encore plusieurs mois voire plusieurs années, c’est le cas notamment pour les secteurs de l’hôtellerie et du tourisme touchés de plein fouet. « Pour nous, la crise a commencé avant le mois de mars », explique Stéphanie Gagnoux, Présidente du club hôtelier de Reims. « Dès l’hiver, nous avons commencé à avoir des annulations, en provenance majoritairement d’Asie, une clientèle qui grandit d’année en année sur Reims. Ensuite la crise est arrivée, avec une perte de nuitées de la clientèle internationale et européenne qui n’est toujours pas revenue aujourd’hui. On démarre une saison estivale avec aucun matelas de réservations. » Les réouvertures ont été progressives à partir du 11 mai, le dernier établissement hôtelier de la ville ayant rouvert ses portes la première semaine de juillet. « Nous sommes sur une croissance extrêmement faible, malgré une hausse chaque semaine, depuis début juin de 50%. »
L’IMPOSSIBLE DEVENU POSSIBLE
Au mois de juin, le taux d’occupation ne reste que de 20- 25%, sur l’ensemble des établissements hôteliers de la ville, sachant qu’à la même période, l’année derrière le taux était plutôt de 85% voire 90% pour les plus performants. « Nous sommes préoccupés par la rentrée », abonde Me Éric Raffin, avant de se lancer dans une diatribe pléthorique comme seuls les avocats en ont le secret et talent : « Plus globalement, on ne peut que remarquer que l’impossible est devenu possible. Il y a eu partout un déplacement du curseur. On a instauré des modes d’audience dans le monde de la justice que les uns les autres se refusaient à mettre en œuvre. Mais on l’a fait, parce qu’il y avait la crise. On a libéré des gens qui n’étaient pas libérables, on a ramené les prisons à ce qu’elles doivent être avec un taux d’occupation de 100% mais pas au-delà, ça a été possible. Les banques ont prêté de l’argent comme jamais… ce qui n’était absolument pas possible ! On a trouvé un argent public incroyable, qu’on remboursera ou pas d’ailleurs. C’est à partir de cela qu’il faut réfléchir maintenant : puisque l’impossible est devenu possible… c’est qu’il était possible. »
Le mot de la fin était pour le Préfet : « Dans cette crise, où nous avons été mis sous tension dans la gestion de nos ressources, on s’est aperçu qu’on a laissé partir trop vite certaines de nos industries ; certains aspects stratégiques, notre souveraineté sanitaire… Je pense que là-dessus, il y aura des leçons à tirer. Il y a des signaux qui sont émis d’une volonté de réindustrialiser, de retrouver une certaine autonomie. J’espère que nous allons nous inscrire durablement là-dessus. On a réussi à trouver de la flexibilité là où les rigidités étaient normatives. Il nous appartient dorénavant de poursuivre dans cette intelligence collective de création de solidarité, jamais vue, aussi forte, qui a traversé toutes les frontières. »