Par Laurent Cournarie, président de la commission philosophie NXU Think Tank et professeur de chaire supérieure 1re supérieure philosophie
Aux médecins, aux infirmiers et infirmières, aux chercheurs, d’abord la nation reconnaissante. Honneur à tout le personnel de santé qui, après tant de mépris, toujours en grève, prodigue avec infiniment de dévouement ses soins à la population, dans les conditions de travail et de protection indignes que l’on sait. Le langage martial a retrouvé du service. On est en guerre, dit-on, et l’unité nationale doit prévaloir, tout comme l’humilité désormais. Mais la situation n’interdit pas de penser ce qui nous arrive, pendant et après l’urgence du soin.
Mais après quoi au juste ? On répète tous qu’il y aura un avant et un après. Mais que sera et quel sera l’après ? Il est certainement trop tôt pour tirer tous les enseignements de cette crise sanitaire. On n’en finira pas d’en dégager, avec le temps et le recul, les effets imprévus sur l’économie, le travail, la santé, l’éducation, la consommation, l’urbanisme, les loisirs, la culture, etc., et de découvrir à quel point nous en serons tous sortis transformés, individuellement et collectivement. Toutefois, comment nommer exactement cette transformation : crise et/ou catastrophe ? Rappelons les étymologies, qui valent ce qu’elles valent : « crise », du grec krisis, action de distinguer, de séparer, d’où jugement, décision ; et « catastrophe », du grec catastrophè, renversement et, dans la tragédie antique, dénouement qui fait revenir à l’ordre. Mais que juge la crise et quel ordre la catastrophe restaure-t-elle ? Quelle fin (d’un monde) et/ou quelle non fin (répétition de crises) cette transformation annonce-t-elle ?
Personne ne peut oser se réjouir de cette crise-catastrophe. Mais certains y trouvent malgré tout des motifs de satisfaction, sans doute aussi par compensation, devant tant d’élans de solidarité, active ou passive, de témoignages de créativité pour continuer à travailler, à maintenir les liens familiaux, amicaux, à créer des nouveaux réseaux de solidarité. On se prend presque à rêver, à partir de notre situation recluse, de prolonger, voire d’accomplir le projet d’une société plus juste et inclusive, par outils numériques connectés.
Mais la même décence qui impose le respect des victimes, des familles endeuillées, des malades, oblige à ne pas oublier trop vite tout ce que nous aurons perdu dans/avec cette crise sanitaire : la liberté bien sûr, mais aussi le plaisir innocent des relations spontanées, tous les gestes sans barrière, la proximité sans distanciation (qui a cessé d’être brechtienne pour devenir sociale). Nous sommes tous devenus stoïciens d’un coup, sans le vouloir ni le savoir même : confinés dans l’espace privé, nous voilà condamnés à goûter la liberté intérieure comme la liberté suprême : changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde. Que sera demain une vie normale ?
Nous autres civilisations post-modernes et mondialisées savons désormais que nous sommes mortelles, qu’un virus met à mal tous nos systèmes socio-économiques, parce qu’avant d’être des agents rationnels nous sommes des vivants. Mais si pourtant la fin d’un monde ne signe pas la fin du monde, quel monde doit revivre ?
Une alternative dominera toutes les aspirations, entre la refondation du monde et sa relance. D’un côté, les lobbyistes et globalisateurs impénitents, s’impatientent à réaccélérer la mondialisation après le ralentissement forcé (remondialisation). De l’autre, pour contrer cette relance qu’ils jugent mortifère, les pieux écologistes expliquent que cette pandémie n’est pas sans rapport avec la crise écologique, ou plutôt que la pandémie est une crise sanitaire, donc une catastrophe dont l’humanité se relèvera, alors que le changement climatique n’est pas une crise, que l’urgence surmontable de la première ne doit pas occulter l’urgence indépassable de la seconde. « La crise sanitaire est enchâssée dans ce qui n’est pas une crise – toujours passagère – mais une mutation écologique durable et irréversible. Si nous avons de bonne chance de “sortir” de la première, nous n’en avons aucune de “sortir” de la seconde » (Bruno Latour, AOC, Imaginer les gestes-barrières contre le retour à la production d’avant-crise, 30 mars 2020). Donc il s’agit de prendre conscience que nous sommes devenus, sous la contrainte, « d’efficaces interrupteurs de globalisation », et que cette mise à l’arrêt de l’ensemble du monde donne l’occasion de tout repenser, de tout remettre en cause, de revoir la hiérarchie de nos valeurs (refondation du monde). Le programme est fixé : se servir de la crise sanitaire pour affronter correctement la catastrophe écologique. L’humanité fait la preuve – l’épreuve – que, en quelques semaines, elle est capable de suspendre un système économique qu’on disait « impossible à ralentir ou à rediriger ». Le train qu’on croyait immaîtrisable s’est arrêté en rase campagne, tout le monde confiné à l’intérieur. Tout ce qui semblait nécessaire, impossible, incontournable, de la règle de l’équilibre budgétaire au dogme de la croissance indéfinie, a volé en éclat. Alors, ce que les populations ont été contraintes de sacrifier pour éviter la contamination d’un virus, elles devraient le vouloir pour assurer la survie de l’humanité. Donc, finalement, la catastrophe peut ou devrait être utile. Comme dans une théodicée (mais sans Dieu), dans une philosophie de l’histoire (mais sans l’idée de progrès), la crise sanitaire serait un mal pour un bien : la crise qui permettrait d’éviter « la » catastrophe.
Mais avec la même lucidité, il faudrait peut-être reconnaître aussi que la crise sanitaire révèle le mensonge du découplage PIB/CO2 que les gouvernements les mieux intentionnés entretiennent en vantant la politique de la « transition écologique », de la croissance verte, de l’éco-responsabilité individuelle. Depuis que la Chine est à l’arrêt, l’économie mondiale tousse, mais l’air est plus respirable. Depuis que nous n’occupons plus l’espace, les animaux reprennent possession des lieux. Si donc on veut effectivement lutter contre le réchauffement climatique, alors il faut consentir à produire moins, pour consommer moins, pour se déplacer moins, pour polluer moins. Le monde a-t-il un avenir sans décroissance ?
Donc crise ou catastrophe ? Impossible de « décider ». La crise sanitaire du Covid-19 est à la fois une crise parce que le moment de l’épreuve sera surmonté et une catastrophe parce qu’elle ouvre un avenir inscrutable. Mais elle n’est pas non plus ni une crise parce qu’elle sera suivie d’abord de ses répliques et d’autres pandémies, ni une catastrophe car il ne s’agit pas simplement d’un désastre naturel (tremblement de terre) ou humain (génocide). C’est une crise sans fin et une catastrophe hybride (cf. Pierre Zaoui, Médiapart, 4 avril 2020) – preuve s’il le fallait, que l’anthropocène est notre dernier âge, qui ne supportera pas l’irresponsabilité et l’impuissance politiques.
NXU Think Tank est dédié à l’impact des NBIC (Nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives) sur notre société. La crise du Covid-19 s’est imposée au cœur de nos vies. NXU Think Tank ouvre un nouveau champ de débats et d’informations sur l’IA et la crise sanitaire. Sans les outils numériques, la crise aurait sur l’économie et la société des effets encore plus dévastateurs. Mais que peut l’IA face à la pandémie ? Les questions sont ouvertes et nombreuses. Par exemple : quelle est déjà et quelle peut être la part de l’IA dans le traitement médical du Covid-19 ? En quoi la pandémie peut-elle aussi changer notre regard sur l’évolution de l’IA ? Que peut être une IA « digne de confiance » entre respect des libertés individuelles et sécurité sanitaire ?