À Aÿ, la famille Egrot annonce clairement la couleur : les filles (les femmes) ont toute leur place dans le vignoble. Et tout autant sur l’étiquette. Concrétisation d’une évolution qui ne devrait que se développer.
Etait-il seulement imaginable, naguère encore, qu’une marque de champagne soucieuse d’affirmer sa pérennité pût s’appeler autrement que « Untel et fils » ? Fils unique ou multiple, d’ailleurs, le charme de l’orthographe française dans l’invariabilité du mot ne permettant pas d’en préciser davantage le nombre – mais peu importe. Sans verser dans la sociologie de comptoir, il faut bien admettre que la gent féminine n’était pas plus mise en valeur sur la bouteille que dans le vignoble, ce qui rend d’autant plus admirable le sillon tracé par certaines veuves glorieuses ou plus anonymes. La terre en général et le champagne en particulier étaient donc affaires d’hommes.
Le choix même des interressé(e)s n’entrait pas en ligne de compte : à l’heure de la transmission, évidemment décidée par le patriarche, celui-ci adoubait le fils – l’aînée s’il y en avait plusieurs – quand bien même ce dernier (en l’occurrence ce premier) eût préféré embrasser une tout autre carrière. Quant aux jeunes filles rêvant de millésimes monocépage brut nature et autres, elles pouvaient remballer leurs espoirs de cuvées – l’une d’elles un jour rencontrée travailla finalement pour l’Agence de l’Eau Seine Normandie, loin de ses aspirations initiales…
Néanmoins, les temps changent. Peut-être moins vite qu’en deux clics de souris, mais ils changent. Les vignerons, déjà, n’engendrent pas tous dans le masculin. Et – qui l’eut cru?- on a vu la fierté de ces pères parlant de leur fille à la relève. Le vignoble perdure dans son enracinement familial, et elles produisent des vins de grande qualité. Que demander de plus ?
POUR LILY ET CAMILLE
Ainsi Elisabeth Egrot, dont le nom de jeune fille résonne dans le vignoble, Goutorbe: des idées bien arrêtées, et l’envie de voler un jour de ses propres ailes. Pas douée à l’école (dit-elle en riant), mais Avize qui passe… comme une lettre à la Poste. « Il y a certaines choses que l’on n’a pas besoin d’apprendre quand on est née dedans ». Retour dans l’entreprise familiale, à Aÿ, en 2001. « Mes parents m’ont beaucoup appris », mais son père, René, ne répond pas lorsqu’elle parle transmission et laisse entendre qu’elle aimerait bien… En 2012, un peu lasse d’attendre et se sentant prête par ailleurs (l’Earl Egrot-Goutorbe est créée depuis 2008), Elisabeth quitte la rue Jeanson pour s’instal- ler rue Anatole France. Surprise – pour ne pas dire plus – de son père… « J’avais prévenu », rappelle-t-elle.
Elisabeth est maman de deux filles, Lily, 11 ans, et Camille, 9 ans. En 2015, avec son mari – Jean-Marie Egrot -, elle fonde la marque Egrot et filles. Les choses sont on ne peut plus claires : « Ce que nous avons est bien à nous, et ce que nous faisons l’est dans l’optique de le transmettre, un jour, à nos filles ». Jean-Marie fait partie de cette génération de vignerons convaincus de la place des femmes dans le vignoble : « Pourquoi les femmes ne l’auraient-elles pas, cette place ? Elles sont souvent plus intuitives que nous, plus sensibles aussi… ».
En toute logique, Elisabeth et Jean-Marie souhaitent que leurs filles prennent leur suite. Elisabeth : « Nous faisons tout pour leur donner le goût du métier. Mais, bien entendu, ce n’est pas une fin en soi. Si elles n’aiment pas ça, rien ne servira de les forcer. Elles choisiront, feront ce qu’elles voudront. Mais le patrimoine que nous constituons leur est destiné. D’où la marque Egrot et filles ». Lily et Camille suivront-elles la voie de leur maman ?
Patrimoine et savoir-faire
Elisabeth et Jean-Marie Egrot exploitent 6,5 hectares sur Aÿ, Louvois, Mutigny, Tauxières et l’Aube. « Nous vinifions un hectare et vendons le reste au négoce. Nous avons effectué nos premiers tirages en 2008. Nous produisons entre 5 000 et 10 000 bouteilles par an ». Depuis 2015, et après 4 ans minimum sur lattes pour le BSA, le champagne Egrot et filles commercialise sa production – actuellement le BSA à 21,90 € la bouteille, l’extra brut à 22,85 € et le millésimé 2009 à 27,70 €. Commercialisé en avril 2020, le millésime 2016 sera un assemblage Ay/Louvois, 100 % chardonnay, en magnum. Et si la décision n’a pas encore été prise, tout laisse à penser que 2018 donnera également lieu à un millésime. Elisabeth : « Nous sommes avant tout des vignerons. Mais nous envisageons d’augmenter un peu notre production de champagne pour conserver notre savoir-faire en matière de vinification, qui est partie intégrante du patrimoine. Ce que nous espérons transmettre à nos filles, c’est à la fois un patrimoine et un savoir-faire ».
Elisabeth reçoit rue Anatole France, sur rendez-vous. Les caves ont été aménagées car ici on pratique l’œnotourisme. Si la seule visite/dégustation est payante (« 10 €par personne, c’est la valorisation du travail du vigneron »), elle est gratuite dès l’achat de 6 bouteilles. Elisabeth, qui a fait des vendanges en Nouvelle-Zélande, pratique l’indispensable anglais pour qui veut accueillir l’œnotouriste. Car, si près de 75 % des ventes s’effectuent sur place, 80 % des visiteurs/acheteurs sont des étrangers ! « Je vais maintenant me former pour développer la vente en ligne sur notre site Internet ». Enfin, côté vignoble, Jean-Marie et Elisabeth s’attaquent (si l’on peut dire) à la certification Haute Valeur Environnementale.