Dans un océan d’effervescence, le champagne Alfred Gratien fait figure d’exception. D’exceptions, même, cultivées avec autant de soin que les bouteilles produites au cœur d’Epernay.
Si la rue Maurice Cerveaux, à Epernay, n’est pas loin de l’avenue de Champagne, elle est encore loin d’avoir son prestige. Et l’on ne s’y rend généralement pas par hasard, sauf à s’être un peu égaré. On peut alors penser que les visiteurs qui franchissent le portail de la Maison Alfred Gratien, au n° 30, savent généralement où ils vont. De fait, ce sont là des amateurs éclairés car, si la Maison assoit sa réputation sur la qualité de ses vins, le marketing n’est pas son fort. À quoi bon, d’ailleurs, lorsque que l’on est présent sur les plus fameuses tables du monde entier, et que l’on exporte 90 % d’une production qui s’élève à « seulement » 300 000 bouteilles par an ? Rien d’étonnant, donc, à ce que la toute récente boutique créée en 2018 pour ouvrir la Maison à l’oenotourisme accueille 80 % d’étrangers. Nicolas Jaeger, chef de caves : « Les connaisseurs sont attirés par notre travail en fûts ».
UN MILLIER DE FÛTS
Voilà bien l’un des aspects exceptionnels d’Alfred Gratien. Dans les locaux de la rue Cerveaux, la vinification et l’élevage (environ 6 mois) s’effectuent dans un millier de fûts de 228 litres ayant abrité au préalable au moins 4 récoltes de chablis.
Aucune autre Maison – hormis Krug, ce qu’il faut sans doute voir comme une référence – ne procède ainsi en Champagne (quelques vignerons, peut-être ?). « Ce mode de production est très chronophage, explique Nicolas Jaeger. Il faut prendre soin des fûts avant et après la vendange. Lorsqu’ils sont pleins, il faut ouiller tous les 15 jours pour compenser une “part des anges” d’environ 5 %. Et lorsqu’ailleurs on soutire une cuve de 200 hectolitres, nous devons procéder avec 90 fûts ! »
Pour autant, le chef de caves explique que « le fût n’est là que pour accompagner le vin, lui apporter rondeur, souplesse et potentiel de garde. Et le temps long sur lies (le brut sans année, ambassadeur et âme d’Alfred Gratien, n’est commercialisé qu’après 4 ans de cave) permet d’absorber le bois. » Cependant, ce n’est pas le travail sous bois qui fait le meilleur vin, « c’est d’abord le meilleur raisin », assure Nicolas Jaeger.
BUSINESS ET FIDÉLITÉ
La Maison, qui possède 2 hectares de vignes, s’approvisionne pour l’équivalent d’environ 55 hectares auprès d’une centaine de livreurs, essentiellement dans un périmètre d’une trentaine de kilomètres autour d’Epernay. « Les plus jolies choses sont là », affirme Nicolas Jaeger. « Comme nos achats de moûts portent sur de petits volumes, la proximité est plus pratique. Et puis il y a une forme de fidélité, qui est une des caractéristiques de la Maison. Les grands-pères et pères de certains livreurs travaillaient déjà avec mon grand-père et mon père. Il y a bien sûr du business derrière le raisin, mais il y a aussi beaucoup d’affectif : imaginez simplement que la Maison travaille en Angleterre avec le même distributeur depuis 1906 ! »
DÉVELOPPEMENT TRANQUILLE ET EFFETS DE MODE
Au sein du groupe Henkell, à laquelle elle appartient, la Maison Alfred Gratien n’est qu’une bulle dans un océan de bulles. « Je dirais une perle, car il faut être brillant pour survivre », précise Olivier Dupré, le Pdg de la marque. Henkell, leader mondial des vins effervescents (1 Md€ de CA en 2019) produit quelque 300 millions de cols par an (soit à peu près la production champenoise dans ses années fastes !). Alfred Gratien (6 M€ de CA en 2019) ne représente donc, en volume, que 0,1 % de la production du groupe. Pour autant, il s’agit « du haut de la pyramide, qui a toute son importance puisque le champagne est considéré comme la reine des bulles ».
Dès lors, le groupe « chouchoute » Alfred Gratien. Depuis 2000, date de son acquisition, il a investi sans discontinuer dans le patrimoine (« pas un centime de dividende n’a été distribué », précise Olivier Dupré) pour assurer la réfection des bâtiments et de l’outil de production : il faut visiter le chai, par exemple – parce qu’ici on parle de chai, comme du côté de Cognac -, entièrement thermorégulé pour conduire la fermentation, et humidifié par brumisation pour conserver une hygrométrie constante de 78 % minimum !
« Nous sommes dimensionnés pour produire 450/500 000 bouteilles, et pas davantage afin de préserver l’ADN d’Alfred Gratien » explique le Pdg. Une stratégie tranquille de développement, privilégiant d’abord la recherche de la qualité, « qui est notre salut ». Et qui magnifie la philosophie d’Alfred Gratien, exprimée dès la fondation de la Maison en 1864, selon laquelle le champagne devait être au vin ce que la haute couture est à la mode…
Les Jaeger de père en fils
En 1905, l’arrière-grand-père de Nicolas Jaeger est devenu chef de caves de la Maison Alfred Gratien. Son fils, son petit-fils et son arrière-petit-fils lui ont succédé, ce qui est tout à fait exceptionnel. « Pour moi, cela semble une évidence, explique Nicolas Jaeger (photo). Mais être le “fils de” ne suffit pas. J’ai été engagé chez Alfred Gratien en 1990 et j’ai travaillé 17 ans aux côtés de mon père, avant de prendre sa suite, en 2007. Les dirigeants ont eu le temps de me juger ! » Y aura-t-il une cinquième génération ? Nicolas Jaeger a un fils de 14 ans et un neveu de 10 ans. « L’un ou l’autre en aura-t-il envie ? Saura-t-il faire ? Et, si tel est le cas, la direction le choisira-t-elle ? »
Autant de questions auxquelles il est encore un peu tôt pour répondre…
Gourmandise et impertinence
Nicolas Jaeger : « Un vin gourmand, puissant, riche sans être lourd, dont les arômes restent en bouche, à la bulle fine, à la texture crémeuse (magie du bois et d’une fermentation maîtrisée), qui a conservé sa vivacité, sa fraîcheur (pas de fermentation malolactique), son impertinence presque : c’est bien du Alfred Gratien ! »
La gamme classique compte huit cuvées, à partir de 33,95 € pour le brut sans année, jusqu’à 87 € pour la cuvée Paradis rosé 2007. Mais dans une vinothèque en cours de « mise en valeur oenotouristique », dont le plus ancien millésime date de 1928 (et n’est pas à vendre !), la Collection MEMORY, initiée « à 4 mains » en 1996 par Jean-Pierre et Nicolas Jaeger, entend présenter l’excellence du travail de la Maison et la mémoire des grandes années champenoises. Depuis l’automne dernier, Alfred Gratien commercialise les trois premiers millésimes de la collection : 1996 (295 €), 1997 (275 €) et 1998 (255 €).