Sociologue, directeur de recherche au CNRS, enseignant à l’École des hautes études en sciences sociales et à l’Université Paris VIII, Albert Ogien a publié plusieurs ouvrages sur la désobéissance civile. Interrogé sur « la fronde de quelques maires », il livre son analyse.
Plusieurs maires ont signé des arrêtés autorisant l’ouverture des petits commerces dans leur ville. C’est un acte de désobéissance irresponsable ?
« La désobéissance civile est une forme d’action politique qui est le fait d’individus qui, en refusant de se plier à une loi, se mettent personnellement en danger pour faire triompher une cause. Une nouvelle manière d’exprimer ce refus tend à se développer, que j’ai appelé la “désobéissance civile institutionnelle”, c’est-à-dire cette démarche qui consiste, pour une institution officielle chargée de faire respecter la loi, à proclamer publiquement qu’elle entend y contrevenir. Un bel exemple en a été, aux Etats-Unis, le refus des villes et des Etats “sanctuaires” d’appliquer les mesures de traque aux migrants et aux clandestins ordonnées par Donald Trump peu après sa nomination. Ou encore le refus du Parlement catalan présidé par les nationalistes de se conformer à l’interdiction de la Cour suprême d’Espagne d’organiser un référendum d’indépendance. On peut y apparenter la décision des directeurs d’école et des enseignants d’autoriser leurs élèves à “sécher” les cours le vendredi pour manifester en faveur de l’urgence climatique et qui, parfois, les accompagnent dans leurs marches.
Cette vague de désobéissance civile institutionnelle a récemment gagné les maires de France, que ce soit celui de Langoët, qui a décidé d’ignorer l’interdiction d’interdire le glyphosate, ou celui de Champneuville, qui a intenté une action en justice contre Total pour “inaction climatique” ; et aujourd’hui ceux et celles qui ont pris des arrêtés pour autoriser l’ouverture des commerces “non essentiels” contre l’obligation de fermeture dans le cadre du second confinement. Ce qui fait de leur geste un acte de désobéissance civile est qu’il les engage à titre personnel (au sens où il est assorti d’une peine de révocation et d’inéligibilité et d’une amende de 75 000 euros) et qu’il est en infraction avec les obligations liées à leur fonction. Une jurisprudence récente au sujet des arrêtés municipaux imposant le port du masque leur a d’ailleurs rappelé le caractère implacable de la hiérarchie des normes. Pour mémoire, lorsque quelques maires avaient proclamé leur refus de prononcer le mariage de couples homosexuels au lendemain de sa légalisation en mai 2013, le ministre de l’Intérieur de l’époque avait rédigé une circulaire sur “les conséquences du refus illégal de célébrer un mariage de la part d’un officier de l’Etat civil” en indiquant qu’il constituait un délit de discrimination passible de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende. Et plus personne n’a entendu parler de cette insubordination. »
Prendre une telle décision, c’est un geste politique ou la traduction d’une connaissance profonde des réalités qui échappent au pouvoir ?
« La publication des arrêtés des maires est en effet un acte de nature politique – même si les maires savent qu’ils ne risquent en réalité pas grand-chose dans la mesure où leur décision sera annulée par le tribunal administratif, comme ce fut le cas en septembre à Marseille pour le recours contre la fermeture des cafés et restaurants. Cet acte est donc largement symbolique. Il signale la volonté de ces édiles de se présenter comme proches de leurs ouailles en capitalisant sur le désaveu général que suscite le gouvernement. Une des vertus de cet ersatz de désobéissance civile institutionnelle est tout de même d’encourager la vigilance des citoyens vis-à-vis des décisions du pouvoir et de maintenir la pression sur ses agissements. Ce qui ne manque pas de porter des effets : le Premier ministre a dû reconnaître qu’il comprenait le caractère insupportable des mesures qu’il prend et maintient… jusqu’à leur révision. Dans tout cela, rien n’est dit au sujet des chiffres alarmants de la propagation de l’épidémie et du devoir de sécurité collective que les élus devaient être les premiers à s’imposer. »
Le gouvernement a-t-il pris la mesure du désarroi des petits commerçants auxquels il promet des aides mais qui ne peuvent pas travailler alors que les géants d’internet vont voir leurs ventes exploser ?
« La question de la concurrence des grandes surfaces ou des sites d’achat sur internet n’est pas née avec la Covid-19. Et personne ne semble avoir l’intention de profiter du confinement pour interdire ces deux modèles de distribution et contraindre les citoyens à retourner fréquenter les commerces de proximité (ou ce qu’il en reste dans de nombreuses villes de France qui en sont déjà privées). Ce n’est, en tout cas, pas le choix que le gouvernement fait pour l’instant. Il préfère les aider à passer cette période difficile, en négociant pour limiter du mieux possible les dégâts que l’état d’urgence cause à de nombreux secteurs d’activité et toutes les faillites qu’il va entraîner. Les maires ont donc beau jeu de se gagner les faveurs de la population en prenant la pose du contestataire pour dénoncer la gestion erratique d’une situation sanitaire que tous les régimes démocratiques ont de la peine à maîtriser. Mais que doit-il faire lorsqu’il est pressé de prendre des dispositions radicales et inflexibles pour calmer la peur de la population ; et, dès qu’elles sont prises, les voient contestées par tout ce que le pays compte de récalcitrants (dont le courroux n’est pas toujours dénué d’arrière-pensées) ? Il est vrai qu’on peut raisonnablement se demander si les mesures de restriction provisoire de circulation qui affectent les commerces de proximité permettront d’en finir avec l’épidémie. Mais gouverner, c’est aussi agir de façon arbitraire. »
Le sommet de l’Etat, qui voit se lever devant lui des élus locaux supposés être ses relais en cette période éprouvante pour tous, a-t-il coupé un peu plus le fil avec le pays ou n’est-ce qu’une réaction épidermique sans lendemain ?
« Au risque de me tromper, il me semble qu’il s’agit là d’une flambée de colère qui devrait s’éteindre aussi rapidement qu’elle s’est allumée. Le fait que quelques maires aient pris la tête de cette protestation préparée d’avance traduit bien la nervosité et l’exaspération ambiantes. Il met également en lumière le mur qui s’est élevé entre le sommet de l’Etat et une grande partie de celles et ceux qui ont en charge son administration quotidienne. Mais rien n’indique que ce soit une de ces frondes qui, en Italie, Espagne ou Allemagne, sont orchestrées par une extrême-droite aux aguets. D’ailleurs, le secrétaire général de l’Association des maires de France n’a-t-il pas déclaré : “ Ces arrêtés sont de fait illégaux, on le sait. C’était un message qui était envoyé en réalité au gouvernement pour qu’il aille dans le sens d’une plus grande concertation et discussion” ? En somme, hausser le ton pour obtenir des ménagements, pas pour abroger le confinement. »
Comment peut-il rétablir un lien de confiance avec l’opinion, les commerçants et plus largement la société ? Cette dernière a-t-elle encore la capacité de supporter un confinement ? Si l’étau ne se desserre pas d’ici le 15 novembre, peut-on entrer dans un cycle de désobéissance civile ?
« Que l’incapacité à éradiquer la Covid-19 d’un claquement de doigt alimente le désarroi, rien de plus normal. De là à ce que ce désarroi se mue en révolte, on peut sérieusement en douter – encore que tout est toujours possible. C’est que le péril sanitaire est bien présent aux esprits et que si les chiffres de l’infection suivent la courbe qu’on leur prédit, ils vont écraser toute autre considération. Pour ne pas envenimer les choses, les gouvernants doivent se montrer à l’écoute des plus désespérés, faire preuve d’humilité et garantir un sentiment de justice lorsqu’ils portent atteinte aux libertés les plus familières. C’est le minimum qu’ils doivent faire pour maintenir la cohésion sociale – ce qui n’est pas vraiment le cas lorsque les maires qui feignent de se mettre en illégalité sont traités “d’irresponsables”. De là à assurer que la modération et le ton bienveillant des gouvernants parviendront à conserver vivant le lien avec les gouvernés, personne ne s’y hasarderait. De toute façon, cela fait assez longtemps que ce gouvernement a perdu ce qu’on appelle la “confiance” de l’opinion. Il avance désormais à pas comptés, avec une majorité parlementaire en lambeaux, en abandonnant par intermittence la morgue et l’arrogance qui caractérisaient sa manière de conduire les affaires publiques et de s’adresser aux citoyens. Rien ne laisse présager qu’une crise politique puisse s’imposer alors qu’une crise sanitaire bien réelle va sans doute continuer à faire peser sa cruauté pour les quelques mois à venir. Et puis, lorsqu’on se tourne vers nos voisins européens, on ne voit pas non plus très bien où y trouver le contre-exemple d’un pouvoir qui prendrait une autre décision que le confinement allégé dans lequel la France s’engage. Maintenant, nul n’est devin en matière de révolte ou d’insurrection : ce qu’il en sera de l’avenir politique du gouvernement une fois la Covid-19 maîtrisée et oubliée reste un mystère. »
Propos recueillis par Pierre Taribo
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