Chercheuse en droit public allemand, cette Alsacienne arrivée un peu par hasard à l’université de Toulouse s’efforce de nouer des relations plus fortes entre la Ville rose et l’Allemagne qu’elle aime tant.
Lorsqu’on lui demande ce que peut bien venir faire une spécialiste du droit constitutionnel allemand à l’université de Toulouse, Aurore Gaillet ne s’en cache pas : c’est à cause du classement à l’agrégation de droit public ! En 2014, la native de Mulhouse aurait plutôt opté pour Strasbourg, mais las ! Les lauréats parisiens, mieux classés qu’elle et à défaut d’obtenir leur ville d’origine, se sont rabattus sur la métropole alsacienne, à deux heures de TGV de Paris… Néanmoins, Aurore Gaillet n’a pas l’air trop malheureuse dans la Ville rose, dont elle vante « le bon accueil » et le centre de droit comparé de l’université de Toulouse 1 Capitole. Alors oui, « Toulouse n’est pas la place de choix pour ce qui touche à l’Allemagne, mais on a quand même envie qu’elle le devienne pour les étudiants qui veulent une formation bilingue et bidiplômante » en droit et en allemand, décernés par l’École européenne de droit (ESL) d’UT1, pour laquelle la jeune femme est responsable des doubles diplômes franco-allemands. En effet, si « au niveau du secondaire, il y a des études possibles avec les lycées proposant un double baccalauréat » (Abibac), « au niveau de l’université, il reste des choses à faire, à construire. Ici ce sont des petites promotions : nous avons trois parcours, et une vingtaine d’étudiants par an pour la première et deuxième année de licence, plus ceux qui sont actuellement en Allemagne », explique l’enseignante. Encore qu’en ce moment, la trentenaire se consacre surtout à sa recherche sur le droit constitutionnel allemand, déchargée qu’elle est de plusieurs heures de cours de par sa nomination, pour cinq ans, comme membre junior de l’Institut universitaire de France (IUF), autant qu’en tant que comme directrice du Collège supérieur de droit de Toulouse. Or, « dans la représentation du droit que se font les gens, ils n’imaginent pas qu’il puisse y avoir de la recherche… Alors qu’est-ce qu’on peut bien chercher dans le droit allemand ? » Bonne question. « Mon sujet de recherche actuel, et ce qui m’a valu d’être nommée à l’IUF, ce sont les débuts et le développement de la cour constitutionnelle fédérale allemande, qui a été créée en 1949 et qui a commencé à fonctionner en 1951. Je m’intéresse aussi à ses racines intellectuelles, historiques dans la période post- nazisme, ainsi qu’à la manière dont une institution devient forte quand le reste s’est effondré, et comment elle peut avoir un rôle social ou politique – ou pas ; ce qui, par chance, m’amène à aller en Allemagne », sourit-elle.
Un thème qui, l’air de rien, ramène aisément la juriste de droit comparé à regarder le système juridique français. « En 1949, l’État allemand est effondré, la population est divisée et le territoire est occupé. La Constitution, ou plutôt le patriotisme constitutionnel, va contribuer à reconstruire autour du droit, et de la cour constitutionnelle fédérale en ce qu’elle protège les droits fondamentaux, ce qui permet de s’y identifier. En France, au contraire, on est toujours en train de se poser la question d’une sixième République et d’une nouvelle Constitution – alors que la Loi fondamentale allemande n’est pas remise en question en permanence, pas plus que le système. Mais ce n’est pas parce qu’en Allemagne, cette constitution fait l’objet d’un consensus social fort que ces questions ne sont pas importantes ! » Chose amusante, « en France, on a toujours envie de changer la Constitution, mais on le fait peu parce que la procédure est compliquée ; en Allemagne la procédure est plus simple, il faut la majorité aux deux tiers du Bundestag et du Bundesrat », l’équivalent de l’Assemblée nationale et du Sénat. Résultat : depuis 1949, la Loi fondamentale a été modifiée environ 62 fois, « souvent pour des raisons techniques tenant au fédéralisme allemand » contre seulement… 24 fois pour la Constitution française, dans un pays où la revendication au changement, et parfois à la VIe République, est devenue depuis longtemps un bruyant mantra. La comparaison entre les deux systèmes de droit est d’ailleurs d’autant plus pertinente que cela fait presque deux siècles que les juristes s’épient d’un bord à l’autre du Rhin. Ainsi, lorsqu’Aurore Gaillet a commencé sa thèse en droit public sur la construction du système juridique allemand au XIXe siècle, « mon directeur de thèse m’a envoyée à l’institut Max-Planck d’histoire européenne du droit à Francfort, où j’ai par exemple eu accès aux débats constituants de la Constitution de 1848-49 qui, bien que rédigée, ne sera jamais mise en œuvre. Ce qui est utile pour comprendre aussi les rapports à la France : car à l’époque, la Révolution française faisait office de contre-modèle pour les juristes allemands ! »
À cette occasion, elle se plonge dans les archives et se met à lire. Beaucoup. Destin assez classique pour une thésarde, mais qu’elle s’était jurée d’éviter lorsque, bien des années plus tôt, dans un bus de nuit qui reliait Berlin à Strasbourg, la jeune étudiante d’alors discute avec sa voisine de siège, alors en thèse de sciences sociales. « Quand j’ai compris que ça signifiait de devenir un rat de bibliothèque, je me suis dit : “la pauvre ! Jamais de la vie je ne ferai une thèse !”» Car à ce moment-là, Aurore Gaillet ne pense pas encore au droit. Elle est encore à Sciences Po Strasbourg, et profite d’une année facultative à l’étranger à l’université libre de Berlin pour « découvrir la vie », dans le plus pur esprit des années Erasmus. « À l’époque j’étais très timide, très bonne élève : c’est donc à Berlin que j’ai découvert la fête, la colocation, mais aussi les musées et les cinémas, écouter des concerts à la Philharmonie… » Un bagage culturel qu’elle se forgera pour rattraper le temps passé dans le restaurant familial en Moselle, où elle a « donné un coup de main » depuis ses… 12 ans. Une petite auberge perdue « au fin fond de la forêt », et où elle a servi clients français et allemands jusqu’à la veille de son départ pour Toulouse, en 2014, une fois agrégée de droit public.
Et pendant 20 ans, « j’ai adoré faire de la restauration, au point que j’envisageais à un moment de devenir restauratrice ou pâtissière ! Ça donne la conscience des gens, l’intérêt pour les différentes couches de la société ; car le client, c’est Monsieur et Madame tout-le-monde, tout comme le personnel d’un restaurant. Je pense que cela m’a apporté énormément, comme la possibilité d’être en contact avec un double milieu : c’est essentiel dans un monde où il y a tant de stéréotypes sur ce que doit être un intellectuel ou quelqu’un qui travaille dans la restauration. Et moi, justement, je ne me suis jamais trop laissée enfermer dans un carcan ! » Aurore Gaillet se souvient en particulier de la surprise de ce client allemand quand il a appris que la serveuse qui lui apportait sa bière était « professeur d’université, car en Allemagne, ce dernier a une place dans la société plus importante qu’en France », au point que son titre est intégré à son patronyme.
La juriste doit aussi à cette première expérience professionnelle de lui avoir fait découvrir les « problématiques économiques très concrètes » d’un restaurant – la rapprochant peut-être du monde de son père. Lequel, vit dans un tout autre milieu : celui, plus urbain et industriel, de Mulhouse, dans l’Alsace du sud où, après une vie de chef d’entreprise, ce dernier est devenu président du conseil d’administration de l’aéroport franco-germano-suisse de Bâle-Mulhouse. Polytechnicien, il aurait bien voulu que sa fille fasse « des maths ou de l’économie, mais je n’étais pas assez matheuse ou n’avais pas assez les pieds sur terre pour cela », reconnaît celle qui, alors, se sentait « tiraillée entre les différents modèles » donnés par ses parents ou ses amis. Finalement ce sera le droit public, après Sciences Po. Un choix qu’elle ne renie pas, mais si c’était à refaire, plutôt que de sauter l’étape de la licence, « je ferais un double cursus, car même si j’adore le droit public, j’aurais aimé avoir aussi un bagage en droit privé… ». En revanche, ne lui dites surtout pas que le droit constitutionnel… c’est chiant : « vous ne pouvez pas dire ça ! C’est génial ! » Même, mettons, l’historique de la révision de la Constitution de 1875 à nos jours ? « C’est passionnant ! Il faut expliquer le contexte intellectuel, l’histoire, les enjeux… Quand j’aborde cette question, mes étudiants sont intéressés – ou alors c’est pour être polis avec moi », rigole-t- elle. Quoi qu’il en soit, la juriste n’en démordra pas : « je crois que quand on approfondit quelque chose, tout devient passionnant ».